Disponible en librairie : Notre Bibliothèque Verte (deux volumes). Voir ici

Romain Gary, en 1980. Préface aux Racines du ciel : « On a bien voulu écrire depuis la parution de ce livre il y a vingt-quatre ans, qu’il était le premier roman « écologique », le premier appel au secours de notre biosphère menacée. (…) En 1956, je me trouvais à la table d’un grand journaliste, Pierre Lazareff. Quelqu’un avait prononcé le mot « écologie ». Sur vingt personnalités présentes, quatre seulement en connaissaient le sens… On mesurera, en 1980, le chemin parcouru. Sur toute la terre les forces s’organisent et une jeunesse résolue est à la tête de ce combat. » Etc., etc.

1980, c’est l’année du suicide de Gary, alors on repassera pour le coup de trompette sur « la jeunesse résolue », « les forces qui s’organisent » et « le combat sur toute la terre ».
On a failli traiter Romain Gary, Les Racines du ciel et la fin des éléphants, dans cette livraison de Notre Bibliothèque verte, mais on ne va pas faire tout le cimetière, on n’en finirait pas. Une autre fois, peut-être. C’est un livre insupportable que Les Racines du ciel – non parce qu’il s’agit du prix Goncourt 1956 - et quoiqu’il ne soit pas, loin de là, « le premier roman « écologique ». Passer de vingt millions d’éléphants avant l’arrivée du Dr. Livingstone à l’extinction de l’espèce d’ici deux décennies, ça vous remue. Il faudrait des trigger warnings pour les personnes sensibles, ou extirper ces Racines du ciel des bibliothèques. Et puis, il est « sulfureux » et « controversé », ce Morel, lui et les bras cassés de son « comité de défense des éléphants » ; un naturaliste danois, une pute allemande au grand cœur – forcément -, un journaliste et un ancien militaire américains, un pisteur africain, etc. Ce n’est pas parce qu’on sort de la résistance au nazisme et d’un camp de concentration qu’on peut dire leurs vérités à tous ces braves salauds d’Afrique équatoriale française. Les autochtones qui de tous temps les ont tués pour la viande, et qui le font maintenant pour l’argent et la terre ; les chasseurs européens et leurs guides pour l’excitation du tir, pour le trophée et la photo ; les trafiquants arabes et portugais pour l’ivoire qui finira en poudre aphrodisiaque ou en jolis bibelots ; le Front de Libération local pour financer sa cause et le train de vie des futurs dirigeants du pays ; islamistes, communistes, nationalistes, tous pour « les routes, les mines, les usines et les barrages », et contre l’archaïsme éléphantesque.

Oui, ce Morel-Gary ne peut être qu’un réactionnaire colonialiste et misanthrope, d’ailleurs écoutez-le :
« - J’ai fait de la résistance sous l’occupation… C’était pas tellement pour défendre la France contre l’Allemagne, c’était pour défendre les éléphants contre les chasseurs… » « C’est comme ça que je me suis lancé. J’étais sûr de tenir le bon bout. Il n’y avait plus qu’à continuer. Ce n’était pas la peine de défendre ceci ou cela séparément, les hommes ou les chiens, il fallait s’attaquer au fond du problème, la protection de la nature. On commence par dire, mettons, que les éléphants c’est trop gros, trop encombrant, qu’ils renversent les poteaux télégraphiques, piétinent les récoltes, qu’ils sont un anachronisme, et puis on finit par dire la même chose de la liberté – la liberté et l’homme deviennent encombrants à la longue… Voilà comment je m’y suis mis (1). »

De quoi hérisser un farouche déconstructeur du « colonialisme vert (2) », justement applaudi par Éric Zemmour dans Le Figaro : « Mais que dire de l’introduction du loup ou de l’ours dans les Pyrénées, qui ravagent les cultures et les troupeaux au grand dam des bergers et des paysans qui ne sont pourtant pas africains ? En tous lieux, notre écologie politique est d’abord un antihumanisme (3). » « Protéger la nature sacrifie les communautés locales » renchérit Guillaume Blanc, dans Le Monde. « Écologisme et capitalisme n’existent pas l’un sans l’autre (4). » Naturellement, si l’on ose dire, notre déconstructeur confond capitalisme et industrialisme. Voire capitalisme et agro-pastoralisme.

En effet, bergers, paysans, seigneurs, chasseurs et lieutenants de louveterie ont exterminé les ours et les loups de nos montagnes pour faire place nette aux moutons, à la « houille blanche » (l’électricité), et à « l’or blanc » (l’industrie du ski) ; alors, à quel titre reprocherions-nous aux Africains – nous écolos blancs d’Europe – d’exterminer leur faune et de raser leurs forêts pour se développer (5). Comment ! Sous prétexte que nos aïeux, les capitaines d’industrie et leurs ouvriers paysans, ont détruit la nature locale et accompli chez nous d’irréparables ravages, nous voudrions critiquer et dissuader les Africains d’aujourd’hui d’en faire autant chez eux !
Il eût été plus juste de pointer que c’était surtout des chasseurs blancs, équipés d’armes à feu, qui avaient massacré le bestiaire africain durant un siècle. Même si depuis les décolonisations des années 60, les chasseurs noirs, les paysans et les gouvernements des nouveaux États souverains ont poursuivi le pillage, le massacre, l’écocide et le « développement » touristique et industriel à l’occidentale. Ils ne voulaient finalement rien d’autre, mais ils le voulaient dans l’égalité et l’indépendance, comme nous l’avait expliqué une furie « décoloniale » : « Moi, tout ce que je veux, c’est l’égalité des salauds ! »

John Huston, chasseur notoire, a fait un film des Racines du ciel, en 1958. Twentieth Century Fox. Errol Flynn, Juliette Gréco, Trevor Howard. Grosse boîte, grosse production, gros cons. Ça se vend bien les animaux en voie d’extermination. Et puis ça vous donne un vernis protecteur en ces temps d’« éco-anxiété » et d’extinction finale. Genre héros/héraut de la cause animale. Vous souvenez-vous qu’il y a quelques décennies, les vedettes et les bureaucraties écolos nous adjuraient de sauver les « big five » - baleines, éléphants, ours, lions et tigres - en leur envoyant du fric ? Elles n’osent plus. Elles nous adjurent aujourd’hui de sauver les abeilles et les papillons - en leur envoyant du fric. Mauvais signe, nos sociétés industrielles ne protègent que ce qu’elles ont déjà achevé.

Oublions les éléphants, les papillons et les humains. Tout aurait pu tourner autrement, pourtant. En 1952, quatre ans avant la publication des Racines du ciel, Clifford D. Simak raconte la lente disparition d’homo sapiens dans Demain les chiens. C’est en effet le meilleur ami de l’homme qui, suivant Simak, prend la succession de ce dernier, après avoir veillé dessus pendant des millénaires de déchéance, en compagnie et avec l’aide de robots trop serviables. Que non, dit Pierre Boulle, dans La Planète des singes, en 1963. En réalité ce sont nos plus proches cousins qui auraient pu recueillir, pour le meilleur et pour le pire, l’héritage de l’évolution humaine et de la société industrielle. Et notre bibliothécaire, Renaud Garcia, d’examiner ici ces deux versions de notre histoire naturelle et sociale.

Pièces et main d’œuvre

Notes :
(1) Gallimard, livre de poche, p.257
(2) Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Flammarion, 2020. Protéger et détruire. Gouverner la nature sous les tropiques – XXe-XXIe siècle. CNRS, 2022
(3) Le Figaro, 10 décembre 2020
(4) Le Monde, 1/2 novembre 2022
(5) Cf. Croc-blanc, « Et moi je hurle avec les loups », 29 janvier 2020, ici

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Lire aussi  :
 George Byron et Mary Shelley - Notre Bibliothèque Verte n°41 & 42
 Vladimir Arseniev et Georges Condominas - Notre Bibliothèque Verte n°43 & 44
 Pierre de Ronsard & William Blake - Notre Bibliothèque Verte n°45 & 46
 Philip K. Dick & Richard Fleischer - Notre Bibliothèque Verte n°47 & 48