Vendredi 16 octobre 2020, un décervelé de 18 ans a décapité un professeur d’histoire-géographie dans une rue de France, « au nom d’Allah, le tout miséricordieux, le très miséricordieux (1) ». Celui qui n’avait pas de tête a tranché celle de celui qui en avait une. Où vont se loger l’envie et le fanatisme sanguinaire. La miséricorde, nous dit le dictionnaire, est la sensibilité à la misère, au malheur d’autrui. Une vertu que nul n’a mieux incarnée que ces enseignants de la IIIe République vomis par les renégats de la gauche postmoderne, anti-universaliste et traître à ses propres valeurs d’émancipation. On se souvient de cet instituteur, ami du père de Marcel Pagnol, qui se réjouissait de n’avoir eu que deux guillotinés parmi ses anciens élèves d’un quartier pauvre de Marseille, contre six pour son prédécesseur (voir ici).

C’est aussi à un maître d’école qu’Albert Camus l’Algérois, orphelin de père et fils d’une femme de ménage analphabète, doit l’amour de la connaissance et la poursuite de ses études au lycée. Dans Le premier homme, roman auquel il travaillait au moment de sa mort en 1960, l’écrivain rend hommage à M. Germain (qu’il nomme M. Bernard), l’instituteur qui ouvrait au monde des gamins dont l’horizon se bornait au bout de la rue.

Ces maîtres qui enseignaient à apprendre, qui transmettaient pour émanciper, ont désormais contre eux des parents agressifs et hargneux qui les traitent en prestataires, exigeant un service sur-mesure, respectueux de leurs croyances et de leurs idéologies personnelles. Ils ont contre eux la lâcheté de leurs supérieurs, des décideurs et des intellectuels devant les intimidations identitaires et les geignardises victimaires. Ils ont contre eux les réseaux sociaux, le tout-à-l’égout des zéros sociaux, et l’abrutissement massif d’une génération devant les écrans – écrans que l’institution scolaire distribue en classe afin de saper plus encore la relation directe, vivante et humaine, avec leurs élèves.

Pour ce que l’on en sait, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie assassiné, était de ces maîtres capables de surmonter ces obstacles à l’enseignement ; et aussi épris de son métier que l’était Louis Germain, l’instituteur d’Albert Camus il y a cent ans. Cette épitaphe, extraite de l’ouvrage posthume de Camus, serait aussi dérisoire que les fleurs, les bougies, les minutes de silence et les marches « blanches » sous lesquels nous enfouissons depuis des années nos morts, victimes des tueries islamistes, si Camus ne nous rappelait ce que furent l’école et les maîtres, ce qu’ils enseignèrent à nos grands-parents, avant que les technocrates du ministère de l’Education nationale ne mettent en place leurs programmes de liquidation. Un peu après la mort de Camus.

Pièces et main d’œuvre
Grenoble, 21 octobre 2020

***

« Avec M. Bernard, cette classe était constamment intéressante pour la simple raison qu’il aimait passionnément son métier. […] Seules les mouches par temps d’orage détournaient parfois l’attention des enfants. […] Mais la méthode de M. Bernard, qui consistait à ne rien céder sur la conduite et à rendre au contraire vivant et amusant son enseignement, triomphait même des mouches.
[…]

Seule l’école donnait à Jacques et à Pierre ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même ; la misère est une forteresse sans pont-levis. […] Non, l’école ne leur fournissait pas seulement une évasion à la vie de famille. Dans la classe de M. Bernard du moins, elle nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l’enfant qu’à l’homme et qui est la faim de la découverte. […] Dans la classe de M. Germain , pour la première fois ils sentaient qu’ils existaient et qu’ils étaient l’objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde. Et même leur maître ne se vouait pas seulement à leur apprendre ce qu’il était payé pour leur enseigner, il les accueillait avec simplicité dans sa vie personnelle, il la vivait avec eux, leur racontant son enfance et l’histoire d’enfants qu’il avait connus, leurs exposait ses points de vue, non point ses idées, car il était par exemple anticlérical comme beaucoup de ses confrères et n’avait jamais en classe un seul mot contre la religion, ni contre rien de ce qui pouvait être l’objet d’un choix ou d’une conviction, mais il n’en condamnait qu’avec plus de force ce qui ne souffrait pas de discussion, le vol, la délation, l’indélicatesse, la malpropreté.
[…]
"Voilà, dit M. Bernard quand la classe fut vide. Vous êtes mes meilleurs élèves. J’ai décidé de vous présenter à la bourse des lycées et collèges. Si vous réussissez, vous aurez une bourse et vous pourrez faire toutes vos études au lycée jusqu’au baccalauréat. L’école primaire est la meilleure des écoles. Mais elle ne vous mènera à rien. Le lycée vous ouvre toutes les portes. Et j’aime mieux que ce soit des garçons pauvres comme vous qui entrent par ces portes. Mais pour ça, j’ai besoin de l’autorisation de vos parents. Trottez."
[…]
Quand ils sortirent, M. Bernard s’assit sur son fauteuil et attira Jacques près de lui. "Alors ? – Ma grand-mère dit que nous sommes trop pauvres et qu’il faut que je travaille l’an prochain. – Et ta mère ? – C’est ma grand-mère qui commande. – Je sais", dit M. Bernard. Il réfléchissait, puis il prit Jacques dans ses bras. "Écoute : il faut la comprendre. La vie est difficile pour elle. À elles deux, elles vous ont élevés, ton frère et toi, et elles ont fait de vous les bons garçons que vous êtes. Alors elle a peur, c’est forcé. Il faudra t’aider encore un peu malgré la bourse, et en tout cas tu ne rapporteras pas d’argent pendant six ans à la maison. Tu la comprends ?" Jacques secoua la tête de bas en haut sans regarder son maître. "Bon. Mais peut-être on peut lui expliquer. Prends ton cartable, je viens avec toi ! – À la maison ? dit Jacques. - Mais oui, ça me fera plaisir de revoir ta mère."
Un moment après, M. Bernard, sous les yeux interdits de Jacques, frappait à la porte de sa maison. La grand-mère vint ouvrir en s’essuyant les mains avec son tablier dont le cordon trop serré fait rebondir son ventre de vieille femme. Quand elle vit l’instituteur, elle eut alors un geste vers ses cheveux pour les peigner. "Alors, la mémé, dit M. Bernard, en plein travail, comme d’habitude ? Ah ! vous avez du mérite." […] "Toi, dit M. Bernard à Jacques, va voir dans la rue si j’y suis. Vous comprenez, dit-il à la grand-mère, je vais dire du bien de lui et il est capable de croire que c’est la vérité…" Jacques sortit, dévala les escaliers et se posta sur le pas de la porte. Il y était encore une heure plus tard, et la rue s’animait déjà, le ciel à travers les ficus virait au vert, quand M. Bernard déboucha de l’escalier et surgit dans son dos. Il lui grattait la tête. "Eh bien ! dit-il, c’est entendu. Ta grand-mère est une brave femme. Quant à ta mère… Ah ! dit-il, ne l’oublie jamais." "Monsieur", dit soudain la grand-mère qui surgissait du couloir. Elle tenait son tablier d’une main et essuyait ses yeux. "J’ai oublié… vous m’avez dit que vous donneriez des leçons supplémentaires à Jacques. – Bien sûr, dit M. Bernard. Et il ne va pas s’amuser croyez-moi. – Mais nous ne pourrons pas vous payer." M. Bernard la regardait attentivement. Il tenait Jacques par les épaules. "Ne vous en faites pas", et il secouait Jacques, "il m’a déjà payé".
[…]
La porte s’ouvrit et l’appariteur lut à nouveau une liste beaucoup plus courte qui était cette fois celle des élus. Dans le brouhaha, Jacques n’entendit pas son nom. Mais il reçut une joyeuse claque sur la nuque et entendit M. Bernard lui dire : "Bravo, moustique. Tu es reçu." […]

[…] dans la pauvre salle à manger maintenant pleine de femmes où se tenaient sa grand-mère, sa mère, qui avait pris un jour de congé à cette occasion, et les femmes Masson leurs voisines, il se tenait contre le flanc de son maître, respirant une dernière fois l’odeur d’eau de Cologne, collé contre la tiédeur chaleureuse de ce corps solide, et la grand-mère rayonnait devant les voisines. "Merci, Monsieur Bernard, merci", disait-elle pendant que M. Bernard caressait la tête de l’enfant. "Tu n’as plus besoin de moi, disait-il, tu auras des maîtres plus savants. Mais tu sais où je suis, viens me voir si tu as besoin que je t’aide." Il partait et Jacques restait seul, perdu au milieu de ces femmes, puis il se précipitait à le fenêtre, regardant son maître qui le saluait une dernière fois et qui le laissait désormais seul, et au lieu de la joie du succès, une immense peine d’enfant lui tordait le cœur, comme s’il savait d’avance qu’il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde refermé sur lui-même, comme une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui n’était plus le sien, où il ne pouvait croire que les maîtres fussent plus savants que celui-là dont le cœur savait tout, et il devrait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s’élever seul enfin, au prix le plus cher. »

A. Camus, Le premier homme, Gallimard, Folio p. 161-194

Note :
(1) Revendication sur Twitter, rapportée par la presse.

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