Voici une protestation des Amis de Bartleby contre l’inauguration récente de la Ligne à Grande Vitesse entre Paris et Bordeaux (à lire dans le document ci-dessous : "TGV : gagner du temps et perdre sa vie"). Une nuisance à 9 milliards d’euros, destinée à faire gagner 54 minutes aux nuisibles (entrepreneurs, technocrates, universitaires, touristes, etc.) afin d’accélérer leur œuvre de destruction du milieu : 2 heures 04 minutes, au lieu de 2 heures 58. Soit 160 millions d’euros par minute gagnée et 5300 hectares ravagés. Leur temps, c’est nos vies, notre argent.
Mais on ira beaucoup plus vite en 2050 grâce au projet « d’hyperloop « de la SNCF : 30 minutes de trajet entre Paris et Bordeaux, à l’intérieur de capsules sur coussin d’air filant dans un tube à basse pression.

Il se peut que le gouvernement Macron abandonne le projet d’aéroport de Notre-Dame des Landes comme Mitterrand avait lâché le camp militaire du Larzac et la centrale nucléaire de Plogoff ; comme Jospin avait lâché le surgénérateur Superphénix et le canal Rhin-Rhône. Comme on fait la part du feu. Et comme il n’y a pas de fumée sans feu, cela permet aux écologistes et aux opposants de se gargariser des décennies durant de leurs « victoires » ; de valoriser les ministres de l’environnement – Nicolas Hulot, Dominique Voynet - et de se verdir à bon compte. Et pendant ce temps…

Le TGV Lyon-Turin, quels que soient les gouvernements en place, fonce et défonce, du Portugal vers la Pologne. « Le coût total de cette « autoroute ferroviaire », dont la mise en service est prévue vers 2030, est estimé à quelque 28 milliards d’euros » (1). 8,2 milliards d’euros – de nos euros- pour la participation de la France, suivant le projet de loi. 11 milliards suivant Pierre Mériaux, conseiller municipal à Grenoble (2). Le patronat du bâtiment local se réjouit : 5,5 milliards d’euros (de nos euros) lui sont réservés (3). Les ingénieurs, techniciens, ouvriers et employés du bâtiment local se réjouissent : « 500 postes à pourvoir sur les prochains chantiers avant même que ne débute le percement du tunnel de base » (4). Nous, on n’est pas des ladres. Puisque pris en otages, nous devons payer la rançon du Progrès, nous payerions volontiers ces milliards aux patrons et aux salariés du bâtiment local pour qu’ils ne fassent rien. Pour qu’ils nous laissent en paix, eux et leurs machines de guerre : pelleteuses, bulldozers, tunneliers, etc., et qu’ils aillent se promener en montagne. Payer c’est pacifier, pacare suivant l’étymologie.

Mais selon Michel Destot, ex-ingénieur du CEA, ex-patron de l’entreprise Corys, ex-maire socialiste de Grenoble, ex-député de l’Isère et à ce titre, rapporteur du projet de loi sur le Lyon-Turin : « Il s’agit d’un projet indispensable, non seulement d’un point de vue écologique, grâce au report modal visant à soulager le littoral français et les vallées alpines, mais aussi économique, par l’établissement d’un véritable corridor sud-européen.(5) »

L’inauguration de deux nouvelles lignes TGV, Paris-Bordeaux et Paris-Rennes, en présence du président Macron, a donné l’occasion au techno-gratin grenoblois de réitérer un vieux grief. Figurez-vous lecteurs d’ailleurs, qu’entre Grenoble et Lyon, pour des raisons d’infrastructure, le TGV roule à l’allure d’un TER. La Chambre de Commerce et d’Industrie, les élus locaux, la Fédération des Usagers des Transports, poussent depuis des décennies, des gémissements déchirants sur « l’enclavement de Grenoble », dûment repris par Le Daubé (alias Dauphiné libéré). C’est qu’il y a 22 000 usagers chaque jour entre Grenoble et Lyon, un seul aéroport à mi-chemin, à Satolas, et seulement 7 à 9 TGV par jour, entre Grenoble et Paris. Oyez la plainte lugubre de Christophe Bernard, « directeur général de La Haute Société, agence de conseil en stratégie digitale. »
« On rêve de voir, un jour, le temps de trajet pour Paris réduit d’une heure. C’est un handicap pour Grenoble et son attractivité face à Lyon notamment, c’est un handicap aussi pour nos salariés, qui doivent partir tôt et rentrer tard. Parfois, on sollicite nos clients pour qu’ils viennent dans nos bureaux à Grenoble, mais six heures de trajet dans une journée, c’est trop. Donc, ce sont nos salariés qui vont à Paris. Et c’est double peine : la zone entre Grenoble et Lyon, c’est le Mordor, impossible d’avoir une conversation téléphonique ou de se connecter à internet en 3/4G. La seule gagnante, c’est la SNCF finalement. On est obligé d’aller à Paris et, pour que nos salariés puissent travailler et téléphoner entre Lyon et Paris, nous avons décidé de ne faire que des réservations en 1e classe. Et puisque je parle « coût », j’ai 4 à 5 salariés qui font l’aller-retour chaque semaine. Si on cumule les heures perdues à chaque trajet, à la fin de l’année, l’addition est salée.(6) »

On voit que Christophe Bernard n’est pas Martin Luther King. Son rêve est raisonnable : gagner du temps pour gagner de l’argent et vice-versa. Cette course entre le temps et l’argent n’a fait que s’accélérer depuis deux siècles. Il fallait 70 heures de diligence, en 1807, à Stendhal ou Champollion pour se rendre de Grenoble à Paris. La construction du premier chemin de fer en France, en 1830, permettait de franchir en cinq heures les 58 km entre Lyon et Saint-Etienne. En 1882, nous dit Le Daubé, Bordeaux n’était plus qu’à 9h05 de Paris, et Grenoble à 13h35. Ce fut le moment maudit où les saint-simoniens, les ancêtres des technocrates dont Stendhal se gaussait tant (7), les frères Péreire, Olinde Rodrigues, James de Rothshild, banquiers et polytechniciens, fanatiques d’une religion du réseau, de la rationalité efficace, circulation, trafic et communication, se lancèrent dans la construction des lignes Paris-Saint-Germain, Paris-Orléans, etc., expropriant les parcelles, ravageant le pays, bouleversant les modes de vie, rendant possible, puis obligatoire, l’éclatement entre zones d’habitat, de travail, de loisirs, de chalandise, etc. Le tout, avec l’actif soutien du roi Louis-Philippe et de l’empereur Napoléon III. Mais le rôle de l’Etat, de Saint-Simon à Macron, n’est-il pas d’organiser la production ? Et de le faire de la façon la plus rationnelle, la plus scientifique, la moins politique possible (8) ?

Sans leurs innovations et celles qui ont suivi, Christophe Bernard ne rêverait pas d’expédier ses salariés quatre ou cinq fois par semaine à Paris. Des centaines de milliers de « pendulaires » n’iraient pas, chaque jour, travailler à plus de cent kilomètres de chez eux et ils ne seraient pas non plus tenus de rentabiliser ces temps de trajet en faisant de leurs voitures des bureaux mobiles – du moins, quand on peut capter un réseau téléphonique, le 3/4G et le wifi. Ils vivraient, travailleraient, commerceraient, se reposeraient, au même endroit. Ils gagneraient un temps énorme, ce temps qui est notre seule richesse, qui n’a pas de prix et que nul argent ne peut payer.

Nous n’avons pas, nous, à la différence de MM. Destot, Bernard et de leurs pareils technocrates, le pouvoir d’imposer nos rêves et nos projets, tout au plus d’émettre de vaines protestations. Croyez-bien qu’autrement, nous n’aurions rien de plus pressé que de démanteler les cages où vous nous tenez captifs : réseaux internet, ferroviaires, électriques, bancaires, autoroutiers etc., et de restaurer un peu de liberté et d’humanité.

Gagnons du temps : faisons de la marche et lisons Stendhal.

Notes
1- Le Daubé, 28 décembre 2016
2- Le Daubé, 26 décembre 2016
3- Le Daubé, 22 juin 2017
4- Le Daubé, 2 juillet 2017
5- Le Daubé, 26 décembre 2016
6- Le Daubé, 5 juillet 2017
7- cf. D’un nouveau complot contre les industriels, 1825
8- cf. Pierre Musso, Saint-Simon et le saint-simonisme, Que-Sais-Je ? PUF, 1999 ; La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine, Fayard, 2017

Pour lire le texte des Amis de Bartleby, ouvrir le document ci-dessous.
Et voir le site : http://lesamisdebartleby.wordpress.com/

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