La stimulation guerrière de l’économie grenobloise est l’un des sales petits secrets (avec la traite des esclaves), que journalistes, historiens,économistes et dirigeants locaux auront le mieux tenu. Pas question de révéler que " la capitale de la matière grise ", la "capitale des chercheurs", la "ville de la science", des "micro et nanotechnologies", mère de toutes les technopoles etc. était d’abord un arsenal de pointe.

La Cuvette, vue aérienne

"Dans le rapport "Sciences et Technologies, Indicateurs 2002" de l’Observatoire des sciences et technologies (OST), l’Union européenne est découpée en 503 "régions" correspondant, pour la France, aux départements, excepté pour l’Île-de-France, découpée en six "régions". Le nom des régions correspond dans la plupart des cas au nom de la ville principale de celle-ci ; Grenoble pour l’Isère, Lyon pour le Rhône.
Globalement, pour l’ensemble des activités scientifiques et technologiques de 1999, Grenoble se classait 25e derrière Lyon (23e), l’Essonne (18e), la petite couronne parisienne (5e) et Paris intra-muros (2e), encadré par Munich (3e) et Londres intra-muros (1er). Mais seulement quatre régions européennes dont les populations sont inférieures à celles de Grenoble se situent avant celle-ci."

25e sur 503 : même si la cuvette est loin de se comparer à la Silicon Valley comme le coassent nos enflures technopolitaines, son destin, depuis plus de cent ans, est bel et bien embouti par le développement télescopique de la "liaison recherche-industrie".

Généalogie

1869. "L’entrepreneur" Aristide Bergès, ingénieur et patron, engendre la "houille blanche" ; qui engendre sous la pression conjointe de la mairie et de la Chambre de Commerce et d’Industrie, un cours d’électricité à l’université (1892) ; qui engendre (1898) l’Institut Electrotechnique de Grenoble (IEG), lequel "s’impose d’emblée une règle de conduite pour le développement tant des enseignements que des laboratoires : s’adapter aux besoins de l’industrie locale."

1900. 150 patrons, ingénieurs, universitaires, banquiers, et le préfet, se groupent en "Société pour le Développement Technique près de l’université de Grenoble" (SDET), afin de soutenir l’IEG, qui grâce à un don de terrain de Casimir Brenier, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie, engendre en 1908 "un institut électrotechnique et des sciences industrielles."
Cet institut engendre en 1913 l’Institut Polytechnique de Grenoble (IPG), d’où naissent par scissiparité de multiples écoles. (Electrochimie. Electrométallurgie. HydrauliqueMécanique)

1914. Divine chance de la recherche et de l’industrie grenobloise. Des biscuits Brun et des pâtes Lustucru aux obus Bergès, les entreprises locales connaissent un essor exceptionnel. Aménagements hydroélectriques pour pallier la perte des charbonnages occupés. Boum dans la construction mécanique. Floraison des sites électro-chimiques. Matériel électrique, explosifs, coton nitré, papier à cartouche et gaz de combat sortent à jet continu, des usines de l’agglomération. La métallurgie triplant ses effectifs, fabrique jusqu’à 50 000 obus par jour. Les production de chlore (chez Rhône-Poulenc par exemple), d’aluminium et d’aciers spéciaux prolifèrent dans la vallée de la Romanche, à Jarrie et Livet-Gavet.

Les chercheurs mettent la main à la pâte. Ainsi Georges Flusin, responsable de labo à la fac, sollicité par Aimé Bouchayer, l’un des principaux industriels de la région et intermédiaire du gouvernement pour la production de guerre.
"Dès les premiers mois de 1915, après la crise des obus, après celle des douilles, après celle des gaînes-relais, nous arrivons à la crise des explosifs... pour obtenir de la mélinite, il faut mettre en œuvre des acides qui rongent la fonte, le feu, l’acier... " Georges Flusin trouve la formule du métal inattaquable. Il embauche des chimistes, fabrique du magnésium pour l’artillerie, du chlore et d’autres toxiques pour les gaz de combat. Ces installations grenobloises produisent des alliages spéciaux et des substances chimiques. Du phosgène par exemple, qui fit 6000 morts sur le front russe, le 31 mai 1915, 3000 à Bhopal en décembre 1984, et dont on fabrique toujours assez à Grenoble, en 2002, pour exterminer sa population en cas d’accident.

Un demi-siècle plus tard, Henri Cotte, ex-président de la Chambre de Commerce et d’Industrie évoque cet âge d’or.

"La Première Guerre Mondiale allait modifier la répartition des activités de Grenoble et de sa région proche. De nombreux travailleurs partirent pendant quatre ans dans les tranchées et la main-d’œuvre féminine disponible fut, pendant ce temps, utilisée pleinement.
Les usines de chaudronnerie et constructions mécaniques se mirent à travailler pour la défense nationale : ainsi à Grenoble, les établissements Bouchayer et Viallet fabriquèrent des obus de 75, des bombes de tranchées, des bateaux métalliques pour le Génie. Les établissements Jay et Jallifier devinrent fournisseurs de fourgons et voitures militaires. Une usine pyrotechnique installée le long de l’Isère, prés des abattoirs, fabriqua la cheddite et le chlorate de potasse nécessaires aux obus. Elle occupa jusqu’à 1800 personnes.
Ces mêmes besoins de défense nationale entraînèrent le développement des applications de la houille blanche ; des fabrications nouvelles avaient été entreprises ou mises au point pour l’armée : chlore, produits azotés, fonte synthètique, magnésium pour lesquels des usines s’étaient créées et qui durent se réadapter après la guerre.
L’industrie de l’alimentation souffrit, dans une certaine mesure, de la pénurie des matières premières, mais il faut noter que c’est la fourniture du pain à l’armée qui entraînera, en 1915, la création de la biscuiterie Brun."
Comme l’écrit un apologiste du "mythe", du "miracle grenoblois" : "En 1914, Grenoble compte 15 000 ouvriers ; en 1931, le nombre aura plus que doublé : 31 000. La guerre aura eu un effet stimulant."

Cette stimulation guerrière de l’économie grenobloise est le sale petit secret que journalistes, historiens, économistes et dirigeants locaux auront le mieux tenu. Pas question de ternir le parangon offert à la France, en révélant que "la capitale de la matière grise" (Henri Cotte), "le territoire endogène innovant" (Bernardy de Sigoyer / Boisgontier ), était aussi un arsenal de pointe. En un siècle, pas un ouvrage, pas une étude sur la militarisation de la technopole, si prolifique pourtant en publications et (auto)célébrations.

"Votre esprit est empli de rumeurs, de légendes, il tourne et retourne le nom de Grenoble comme un mythe dont vous ne pouvez plus vous débarrasser. Depuis des années, la chronique a fait de Grenoble ses "choux gras". La presse a lancé M. Dubedout et son équipe municipale ; elle se réfère à Grenoble comme à quelque chose de symptomatique. Tout récemment encore la campagne électorale de Pierre Mendès France a passionné le pays comme si son destin en avait dépendu."

Il faut ratisser large et serré la littérature locale pour reconstituer bribe à bribe, le jeu réel de la "liaison recherche-industrie". Un ménage à trois, avec l’armée dans le rôle du partenaire caché dans le placard. Si la vérité s’indique au soin qu’on met à la cacher, ce silence prend a fortiori la valeur d’un aveu assourdissant. Grenoble, fille à soldats. Le voilà bien l’angle mort, la tâche aveugle que tous les glossateurs du "modèle grenoblois" auront soigneusement évité de percer.

Revenons à l’Institut Polytechnique de Grenoble (IPG) qui engendre donc l’Ecole d’Ingénieurs Hydrauliciens (EIH), le Laboratoire d’Essais Mécaniques (LEM) et l’Institut d’Electrochimie et d’Electrométallurgie (IEE. 1918), avec l’appui de la Chambre de Commerce et d’Industrie et une subvention d’un million de francs de la Chambre Syndicale des Forces Hydrauliques.

La paix c’est la guerre

Dans la branche industrielle, naissance en 1919 de Merlin-Gérin, entreprise de matériel électrique qui équipe la marine de guerre des années cinquante, puis les réacteurs nucléaires. Absorbée par Schneider, ses usines continuent aujourd’hui de tourner sur des contrats militaires et nucléaires. Comme d’ailleurs, "toutes les PME de haute technologie", selon Jean-Paul Laurencin, chercheur au CNRS, chargé de "valorisation" à l’Université Pierre Mendès France, citant l’exemple de Vicarb à Saint-Martin d’Hères. "Une entreprise qui travaille sur un chantier de frégate pour la Direction des Constructions Navales."

Les Etablissements Bouchayer-Viallet ou NBPP (futur Neyrpic) connaissent une prospérité sans précédent. Regroupés au sein de l’Association des Producteurs des Alpes Françaises (APAF), ces industriels grenoblois exercent dans les années 20 et 30, une influence nationale. "Leur présence au sein des conseils de l’Institut, les collaborations qu’ils proposent par le biais des laboratoires ou le soutien qu’ils apportent pour l’obtention de financements publics constituent des éléments essentiels à la croissance des écoles d’ingénieurs grenobloises." Irriguées aussi par les crédits militaires. Ainsi l’armée de l’air propose en 1930 de subventionner l’étude de la mécanique des fluides au sein de la faculté des sciences.

Le père des technarques

L’individu qui incarne le mieux ce trio scientifico-militaro-industriel, c’est Louis Néel, prix Nobel de physique 1970. En septembre 1939, il explore pour le CNRS Armées, le potentiel militaire des universités scientifiques. Il remarque Grenoble. "J’avais été frappé par les succès que Flusin avait obtenus, pendant la Première Guerre Mondiale, en mettant au point la métallurgie du magnésium." C’est-à-dire par la mise au point des obus et des gaz de combat.

En 1940, Néel travaille quelques mois au Centre de Recherche de la Marine, à la protection des navires contre les mines magnétiques. Conséquence de l’armistice, le Centre de Recherches est dissous le 1er octobre 1940. "Ainsi prit fin ma collaboration avec la Marine, du moins je le croyais alors. J’avais beaucoup appris de ces hommes sympathiques et dynamiques, sachant assumer leurs responsabilités. J’avais aussi apprécié la valeur de la discipline et de la hiérarchie. Du point de vue scientifique, j’avais constaté que les applications étaient susceptibles de dynamiser la recherche fondamentale."

Louis Néel se replie avec ses assistants Robert Forrer et Louis Weill à l’Institut Polytechnique de Grenoble, "qui jouissait d’un grand prestige local lié à ses origines."
Le doyen Gosse, socialiste et résistant de la première heure, est révoqué par Vichy de la direction de l’IPG. C’est Félix Esclangon, que Louis Néel a cotoyé au Centre de Recherche de la Marine qui le remplace. "Il me fit rencontrer P.L Merlin, le créateur de la plus grosse entreprise d’équipement électrique de la région, avec laquelle j’avais déjà été en relation pour les disjoncteurs de mes stations de désaimantation.(...) C’est ainsi que, peu de temps après mon arrivée, j’étais déjà bien introduit auprès des universitaires, des industriels et des professions libérales."

D’autres cadres de la Marine et de l’armée de l’air se sont déjà réfugiés au sein de l’Ecole d’Ingénieurs Hydroliciens (EIH), dans une section d’aérodynamique. Ces rescapés fondent le service radio, futur laboratoire d’électronique. Celui de Détection Sous-Marine (DSM), base du premier groupe grenoblois en traitement du signal. Ou encore le laboratoire de magnétisme du navire, créé par Louis Néel. En 1942, Félix Esclangon lui confie la direction du Laboratoire des Essais Mécaniques (LEM), dont l’histoire "illustre les relations privilégiées qui ont toujours existé entre les milieux industriels et l’université." Et l’armée.

A la fin des années 40, dans le cadre d’une recherche sur les revêtements anti-radar, Louis Néel implique ainsi toute son équipe de physiciens, mais aussi le Laboratoire d’Essais Mécaniques, et celui de haute fréquence dirigé par Jean Benoît. Quelques années plus tard, ce professeur d’électronique intéresse les militaires à ses propres travaux dans le cadre de son "laboratoire d’antennes". Au début des années 1950, grâce aux relations de F. Esclangon, Jean Kuntzmann, "le père de l’informatique grenobloise", signe un contrat avec le Service Technique (STAE), qui permet à son laboratoire de calcul de survivre aux premières années.

Néel l’industrieux

1946. Soutenu par les industriels locaux, notamment Paul-Louis Merlin (matériel électrique) et Dagallier (Neyrpic : matériel hydrolique), Louis Néel obtient du CNRS, la création du laboratoire d’Electrostatique et de Physique du Métal (LEMP). La même année, il "essaime" en participant à la création de la Société Anonyme des Machines Electostatiques (Sames). "Pour ma part, je pris 200 actions de 100 francs."
"J’ai fait partie du conseil d’administration de la Sames jusqu’en 1956, date à laquelle j’ai donné ma démission. Devenu, en effet, directeur du Centre d’études nucléaires de Grenoble, un important client potentiel, il ne me semblait pas convenable de devenir juge et partie.
Contrairement aux insinuations des étudiants de 1968, l’électrostatique ne m’a pas apporté la fortune. L’expérience que j’en ai retirée vaut bien les 40 000 ou 50 000 F d’aujourd’hui que j’y ai laissés."

1947. P.L Merlin fonde "Les Amis de l’Université Grenobloise" (AUG). Un groupe de pression géré par le banquier Lafanechère, financé par l’Association des Producteurs des Alpes Françaises (APAF), qui harcèle les services de l’Education Nationale pour obtenir des crédits et des postes à la fac de sciences et à l’Institut Polytechnique. Non seulement s’assurent-ils ainsi les cadres et les recherches nécessaires à leurs entreprises, mais ils apprennent à pomper la manne d’état.

1954. Louis Néel "accepte" de remplacer Félix Esclangon à la direction de l’Institut Polytechnique de Grenoble. 1955. Les succès du LEMP et le prestige de l’Institut Polytechnique lui permettent d’obtenir de Pierre Guillaumat et de Francis Perrin, Haut Commissaire à l’Energie Atomique - par ailleurs proche congénère de Normale Sup et de l’Institut - la création du Centre d’Etudes Nucléaires de Grenoble (CEA-CENG). Cumulant déjà les directions du LEMP et de l’Institut Polytechnique, il engage un adjoint : Bernard Delapalme, polytechnicien et marin, plus tard directeur scientifique d’ELF. Quelqu’un de "sûr". C’est aussi l’année où le CEA crée en secret la Division des Applications Militaires (DAM).

1958. "L’histoire du LEM illustre les relations privilégiées qui ont toujours existé entre les milieux industriels grenoblois et l’université" (Louis Néel). Un Laboratoire d’Essais Mécaniques fondé par les chercheurs de l’Institut Polytechnique, au service des entreprises, voilà en effet un "partenariat" idéal, comme on ne dit pas encore. Sa création remonte à 1919, et depuis, des subventions patronales, puis une Société des Amis du LEM (1928) ont alimenté ce précieux outil "d’innovation". Durant les 30 Glorieuses, l’activité se démultiplie : plus d’essais, plus de matériel, d’équipes et bientôt, plus de labos impliqués où les personnels continuent à toucher leurs traitements de la fonction publique, sans aucune mesure avec ceux de leurs homologues du privé. "Les laboratoires de recherche vont se vider de leur substance humaine pour des nécessités d’existence matérielle" (Paul-Louis Merlin).
Autant pour la science à but non lucratif.

La solution ? Transformer la Société des amis du LEM en Association pour le Développement de la Recherche (ADR), véritable office de gestion des contrats. Une trouvaille de P.L Merlin.
"L’ADR joue un rôle d’intermédiaire entre les laboratoires adhérents, qui exécutent les recherches, et les clients qui commandent et financent les études. Les équipes de recherche, s’affranchissant des contraintes du système universitaire, disposent auprès de l’ADR d’un compte alimenté par les contrats..." Ce qui permet des "compléments de rémunération", en attendant que les chercheurs fondent leurs start-up. Miracle du modèle grenoblois : non seulement les principaux labos adhèrent à l’ADR, mais "l’exemple fut bientôt suivi par les universités françaises" (Néel).

Résumons. De 1940 à 1944, Louis Néel "manque, évidemment d’argent et de moyens, et il se tourne vers l’industrie, Ugine, et vers l’armée - la marine - et c’est avec elles qu’il trouve des financements pour son laboratoire pendant la guerre.(...)
De 1944 à 1947. Pendant cette période, la marine avec ses contrats, fournit à peu près un tiers des crédits ; elle fournit aussi des hommes et des chercheurs allemands.
De 1952 à 1955. En l’espace de trois ans on va le trouver à la tête de toutes les institutions : l’Académie, le Conseil de l’Enseignement Supérieur etc. L’autre idée de la seconde moitié des années cinquante c’est de trouver un moyen de contourner la cour des comptes et autres organismes bureaucratiques qui ont l’air de gêner le fonctionnement local, en fondant l’Association de Développement des Recherches, énorme caisse par laquelle va transiter des masses d’argent, des contrats essentiellement."

Néel conseiller militaire

C’est du CEA-CENG que procèdent en 1967, L’Institut Laue Langevin (réacteur à haut flux, nouvelle initiative de Néel), le Léti : Laboratoire d’Electronique et de Technologie Informatique - dont le I signifia ensuite "Instrumentation" et aux dernières nouvelles "Information". Comme aussi bien le Synchrotron (accélérateur de particules) en 1994, qui sert aujourd’hui à faire du séquençage de génome. Tandis que Jean Therme "pilote" le projet Minatec, à la tête du CEA-Léti. On y reviendra, mais pour achever la carrière de Louis Néel, ce phénix du mythe grenoblois, notons que pendant vingt ans, à partir de 1960, il représente la France au comité scientifique de l’Otan ; que pendant quinze ans, à partir de 1965, il siège au Conseil d’Action Scientifique de la Défense (CASD), une instance qui permet au chef d’état-major général d’avoir "un contact avec les problèmes scientifiques et techniques du moment et une meilleure connaissance de la position des civils" ; qu’à partir de 1973, il préside le Conseil Supérieur de la Sûreté Nucléaire, le CSSN, ce qui lui permet de mettre l’éteignoir sur les contestations. "Déjà, vingt-cinq ans auparavant, j’avais été séduit par les applications potentielles des réactions nucléaires et pris position en faveur de l’électronucléaire... Déçu par la tentative désastreuse de l’ingénieur général Brard qui avait vainement tenté de construire un sous-marin français à propulsion nucléaire, j’avais en revanche applaudi les rapides succès de Chevalier dans la mise au point du prototype à terre de moteur sous-marin..."

Enfin, à partir de 1983, Néel préside le Prix "Science et Défense", destiné à récompenser "ceux qui auront contribué d’une manière éminente à l’avancement des sciences et des techniques dans les domaines intéressant la défense." Selon le mathématicien Roger Godement "il semble difficile de faire partie d’un tel jury sans être habilité au secret militaire."

En somme, qu’est-ce que Louis Néel ? Un homme de pouvoir, qui en comprend la nécessité dans toutes ses dimensions (scientifique, économique, politique, militaire), autant que la liberté lui paraît dangereuse, voire superflue : la chienlit. Un autoritaire qui se voit en responsable. Un vrai faux-modeste qui sait obéir autant qu’ordonner, mais ne se conçoit pas hors d’une chaîne de commandement. Il a l’orgueil tranquille de ceux qui trouvent leur sécurité dans leur position hiérarchique. En haut, en bas, qu’importe, il fait son devoir que lui dicte la raison du pouvoir ; récompensé par les titres, les postes, les honneurs dont il feint de sourire. Ce n’est pas lui qui irait se faire tuer dans la résistance comme le doyen Gosse. Consciencieusement, il cherche. "Quarante publications et brevets, dont des articles fondamentaux sur l’interprétation des lois de Rayleigh, une explication nouvelle du champ coercitif des aciers et l’énoncé des lois de décomposition d’un cristal ferro-magnétique en domaines élémentaires. Il faudrait y ajouter un renouveau de l’électrostatique, la construction de prototypes de génératrices performantes, la découverte et la fabrication d’aimants permanents d’un type entièrement nouveau.
Que faut-il penser alors de la légende selon laquelle rien de bon en physique n’a été fait pendant l’occupation ?"

Cependant, que ses supérieurs lui demandent de ratisser le potentiel militaire des facs de sciences, de travailler pour la marine, d’œuvrer au nucléaire français (dual, forcément dual), et il s’en acquitte joyeusement, avec la fraîcheur et la simplicité des savants, ces grands enfants ; - et avec discrétion- à peine quelques clins d’oeils aux initiés dans ses mémoires. Louis Néel sait garder le "secret défense". C’est un homme d’ordre, comme ses homologues allemands qui travaillèrent pour le régime nazi, avant d’être recyclés par les alliés victorieux. Un homme à qui s’applique le rapport d’Hannah Arendt sur la banalité du mal, et les études de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité. Le grand homme du techno-gratin grenoblois.

La recherche, machine de guerre

Revenons au Léti, qu’un nuage de papiers trop nombreux pour être cités, présente depuis trente-six ans comme un "laboratoire de recherches appliquées", "au service de l’industrie". Brevets, transferts, essaimages. La fameuse liaison "recherche-industrie" qui depuis la domestication de la "houille blanche", motorise l’économie locale. Il a fallu ce temps pour que Jean Therme, l’actuel directeur du CEA-Léti, en lâche le secret de Polichinelle.

"Aux Etats-Unis, Apollo a lancé la microélectronique ; l’équivalent en France, c’est le programme électronucléaire. Le succès du Leti, de Minatec, de Crolles, l’accord entre ST, Philips et Motorola sont le couronnement de plusieurs dizaines d’années de recherches issues à l’origine du nucléaire, avec notamment le cas du silicium et de l’électronique durcie."

"Il a fallu développer une électronique capable de fonctionner dans des environnements hautement radioactifs, ce qui a motivé la création du Leti, en 1967. Premier bourgeon du nucléaire, ce laboratoire est aujourd’hui à la pointe de la recherche dans l’électronique, les micro et nanotechnologies."

Le premier directeur du Léti se nommait Michel Cordelle. "Comme plusieurs autres cadres du CENG à ses débuts, cet ingénieur Supélec venait de la Marine. Les contrats avec l’armée dans le domaine du magnétisme contribuaient à entretenir l’ouverture vers l’extérieur, ce qui devint une préoccupation constante de Michel Cordelle, l’axe de la stratégie du laboratoire d’électronique qu’une de ses formules résumait : "Servir l’industrie dans la préparation de l’avenir.""

Si l’on se souvient que la même année 1967, le nouveau maire de Grenoble se nomme Hubert Dubedout, ex-officier de marine, adjoint de Louis Néel au CENG, en charge des questions de programme, de budget et de relations extérieures, on se dit qu’entre la Marine, le nucléaire, l’électronique et Grenoble, s’est nouée une fructueuse relation dont l’essentiel reste enfoui.

Le CEA a besoin d’ordinateurs puissants que seul IBM fabrique, mais les Etats-Unis refusent d’en vendre au gouvernement français qui lance alors le plan Calcul. A Saint-Egrève, dans la banlieue grenobloise, la Thomson participe au sein de CII à la création d’une gamme française d’ordinateurs. Mais c’est du Léti que procèdent en 1972, les nouveaux types de Circuits, Métal, Oxydes Semi-conducteurs (technologies SEMOS). Le Léti ne trouvant aucune entreprise pour en assurer la production, le CEA crée de toutes pièces la société EFCIS (Etude et Fabrication des Circuits Intégrés), en transférant 90 ingénieurs dans cette nouvelle structure, dont il détient le capital via CEA-Industrie. Le PDG n’en est autre que le directeur du Léti, tandis que le responsable du département de microélectronique en prend la direction générale. Thomson rentre dans le capital d’EFCIS (1976), en prend le contrôle (1978) et fusionne avec l’italien SGS pour créer STMicroélectronics (1987), tandis qu’en amont le Léti continue de pourvoir son rejeton en nouvelles technologies. Des transferts qui persistent aujourd’hui que STMicro est devenu le troisième fabricant de semi-conducteurs au monde, notamment dans le cadre du Gressi, un groupement d’intérêt économique.

Cette dualité militaro-industrielle, on la retrouve dans quasiment toutes les entreprises et chacune des 34 start-up du CEA-Léti, créées depuis 1975. Citons pour mémoire les études sur les détecteurs et caméras infra-rouge initiées à la demande, et sous la surveillance de la Délégation Générale pour l’Armement, qui aboutissent à la création de la Sofradir-Ulis, à Veurey, prés de Grenoble. Ou encore, l’invention du "Silicon On Insulator" (SOI), nécessaire à "l’électronique durcie" des ogives nucléaires françaises, aujourd’hui produit par une autre start-up du Léti, Soitec, à Bernin, aussi près de Grenoble, et première au monde sur son créneau industriel. Comme dit la plaquette du Léti : "Fameux destin pour des travaux à petite échelle classés "Secret Défense" !"

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