Extrait du livre "Le procès de la mondialisation"

Sous la direction d’Edward Goldsmith et de Jerry Mander (Fayard, 2001)

On entend souvent dire aujourd’hui que les nouvelles technologies sont "révolutionnaires" mais on ne précise pas si cette révolution est de gauche ou de droite. C’est surtout vrai de celles qui jouent un rôle dominant ou exercent l’impact le plus important. L’automobile, la télévision et les ordinateurs sont devenus si consubstantiels à notre société que c’est tout juste si nous nous souvenons de ce qu’était le monde avant leur avènement. L’envahissement de ces technologies est accepté avec une passivité alarmante et sans examen systématique des bouleversements sociaux et politiques qu’elles entraînent. En fait tout en les qualifiant de révolutionnaires nous admettons rarement qu’elles ont des implications politiques, telles qu’un effet d’accélération sur la mondialisation. Le grand critique de la technologie Langdon Winner a écrit que "tous les objets ont un contenu politique", signifiant par là que chaque technologie a des conséquences sociales, politiques et écologiques prévisibles. Il affirme : " Le plus grand mystère de notre temps est que nous avançons de si bon gré tels des somnambules sur la voie qui mène au remodelage des conditions d’existence de l’homme. (...) Dans le domaine technique, nous passons sans cesse des contrats sociaux dont les termes ne nous sont révélés qu’après la signature."

Marshall McLuhan a émis il y a trois décennies l’un des commentaires les plus importants et les plus mal compris du siècle en déclarant que "le médium est le message" (1964). Il voulait dire que les aspects les plus significatifs d’une technologie ne sont pas à rechercher dans son contenu apparent (la faculté de se déplacer offerte par une automobile, ou les nouvelles diffusées par la télévision), mais dans les changements systémiques qu’elle catalyse. Nous devrions apprendre à nous poser des questions de ce genre : Comment cette technologie transforme-t-elle le travail, la vie familiale, les loisirs, l’art ? En quoi modifie-t-elle notre vie quotidienne ? Comment change-t-elle la notion que nous avons de nous-mêmes, de la communauté, de la politique, de la nature, du temps, de la distance ? Comment influe-t-elle sur notre façon d’apprendre, sur ce que nous savons et sommes à même de savoir ? Quels sont ses effets sur la santé humaine et sur l’environnement ? Comment réorganise-t-elle le pouvoir dans la société ? Par exemple, a-t-elle sur lui un effet centralisateur ou décentralisateur ? Sert-elle à homogénéiser les cultures ou, au contraire, à préserver leur diversité ? Qui y gagne et qui y perd ?

Certaines innovations techniques transforment la société bien plus spectaculairement que ne le fait n’importe lequel de nos élus. Notre immersion totale dans l’univers informatique, par exemple, a révolutionné et révolutionnera encore notre mode de vie infiniment plus que ne peut le faire notre président, qu’il soit de gauche ou de droite. Mais elle n’a donné lieu à aucun vote parlementaire, à aucun référendum. Le marché, et lui seul, prend les décisions à notre place - et, nous le verrons, ce processus est profondément biaisé.

Pourquoi en est-il ainsi ? J’en donnerai trois explications.

La première tient à la façon dont est diffusée l’information en matière de technologie. C’est un fait que les premières descriptions des nouvelles technologies sont invariablement données par les firmes et les scientifiques qui les ont mises au point et commercialisées, et qui ont tout intérêt à ce que nous en ayons une image favorable. Leurs descriptions sont sempiternellement optimistes, voire teintées d’utopie, et appuyées par des centaines de millions de dollars de publicité et de campagne de relations publiques : "La "révolution verte" éliminera la faim dans le monde", "L’énergie nucléaire résoudra les problèmes d’énergie de la planète", "La télévision créera une conscience planétaire et apportera partout la paix et la compréhension entre les hommes", "Grâce à la micro-informatique, chacun obtiendra, partout dans le monde, toute l’information dont il a besoin simplement en tapant sur une touche". Des déclarations tout aussi optimistes saluent l’apparition de chaque technologie nouvelle. Ceux qui les émettent n’ont aucun intérêt à ce que nous soyons informés des effets néfastes possibles de ces nouveaux biens et services ; voilà pourquoi on nous endort avec des scénarios béats sans qu’aucune voix ou presque ne s’élève pour faire contrepoids. Cependant, comme nous l’avons découvert, beaucoup d’industriels et d’industries - nucléaire, chimie, automobile, tabac compris - étaient conscients des effets délétères potentiels de leurs technologies, mais ont préféré les cacher au public et, souvent, les soustraire même aux enquêteurs.

Au cours du siècle et demi écoulé depuis la révolution industrielle, nous avons été si souvent submergés de prévisions positives par des vagues successives de visions techno-utopiques que le développement de technologies nouvelles est devenu synonyme de progrès global de la société. Bien après qu’une technologie s’est généralisée et a pris un rôle important dans notre vie quotidienne, nous commençons à percevoir ses effets néfastes sur l’homme et la nature. Les solutions proposées consistent d’ordinaire à mettre au point une nouvelle génération de techniques destinées à remédier aux problèmes créés par la précédente.

Deuxième facteur expliquant notre passivité complète face à la technologie : lorsque nous tentons d’analyser les vertus d’une technique donnée, nous le faisons en fonction des avantages qu’elle nous procure. L’automobile nous amène là où nous avons besoin d’aller d’une manière relativement confortable et commode. La télévision nous apporte un délassement et une certaine dose d’information. L’avion réduit les dimensions de la planète : nous pouvons nous rendre en n’importe quel point du globe en quelques heures. L’ordinateur met de l’ordre dans les données et les stocke, il nous relie à d’autres qui pensent comme nous, il nous permet de travailler plus vite et de faire connaître notre point de vue à un vaste auditoire. Toute technologie est utile ou distrayante, sans quoi elle n’aurait jamais éveillé notre intérêt. Cependant, nous ne pouvons pas laisser de côté ses dimensions sociales, politiques et écologiques ; autrement dit, en négliger les effets autres que ceux qui nous touchent. Quels sont les effets généraux des voyages à grande vitesse ? Un monde devenu plus petit est-il souhaitable ? Qui d’autre profite des réseaux informatiques mondiaux ?

Cela nous amène à la troisième et, selon moi, la plus importante raison de notre passivité : l’idée trompeuse que les technologies sont neutres, que tout dépend de qui en a la maîtrise, et qu’enfin elles ne possèdent aucune qualité intrinsèque susceptible d’avoir des conséquences écologiques et politiques. Il est peut-être essentiel à notre survie que nous rompions avec cette idée. Une dérive politique prédéterminée est inscrite dans chaque technologie ; il est d’une importance critique que nous en prenions conscience, que nous formions nos jugements et que nous effectuions les corrections nécessaires en conséquence.

Pour éclaircir mon propos, je prendrai deux exemples familiers : l’énergie nucléaire et l’énergie solaire. Grâce à ces deux technologies, nous pouvons nous éclairer et faire fonctionner notre réfrigirateur, notre télévision et notre ordinateur. Mais les similitudes s’arrêtent là.

Nucléaire et solaire, même combat ?

Outre la production d’énergie elle-même, se tourner vers le nucléaire entraîne de nombreuses conséquences. La construction et le fonctionnement d’une centrale nucléaire exigent une importante infrastructure d’une haute technicité et d’un coût astronomique.

Elle nécessite aussi une protection militaire importante contre le terrorisme et le vol de substances dangereuses. Elle engendre enfin des déchets terrifiants, dont certains doivent être stockés en lieu sûr pendant une période pouvant atteindre deux cent cinquante mille ans - une tâche qui pose des problèmes techniques non encore résolus et exige pendant toute sa durée une assistance et une protection à la fois technique, scientifique et militaire qu’aucune société n’est en mesure de garantir. Cela revient à hypothéquer les choix des générations futures en les obligeant à gérer les stocks dangereux que nous leur laisserons en héritage, et à conserver les moyens techniques de la faire. L’énergie nucléaire d’aujourd’hui prédétermine donc considérablement la forme de société à venir.

L’énergie solaire en revanche a des caractéristiques intrinsèques entièrement différentes. Sa technique est si simple et peu coûteuse que mon fils, quelques amis et moi-même pourrions probablement installer des panneaux solaires sur la plupart des maisons du quartier sans faire appel à une banque. Nous n’aurions pas besoin de militaires pour protéger les installations, les déchets dangereux sont quasi inexistants et sa technologie ne prédétermine pas la forme de la société future.

L’énergie nucléaire est appropriée à une société de masse industrialisée comme la nôtre, organisée autour d’énormes appareils militaire et financier centraux. L’énergie solaire convient davantage à des sociétés composées de petites communautés, s’approvisionnant sur des marchés locaux et ayant un très faible impact sur l’environnement.

Il importe de remarquer que les caractéristiques principales de ces technologies rivales leur sont intrinsèques. S’il advenait que les auteurs de ce livre soient chargés de gérer les centrales nucléaires de la planète, ils seraient contraints de le faire à peu près de la manière dont elles le sont maintenant, si ce n’est avec des marges de sécurité supérieures. Mais les principales implications de l’utilisation de cette énergie - militaires, financières et écologiques - demeureraient, parce qu’elles sont déterminées par la technologie elle-même. Il est absurde de soutenir que ces technologies sont neutres, alors que toutes les deux sont intrinsèquement prédisposées à avoir des répercussions aussi différentes.

Des analyses systémiques comparatives auraient dû être effectuées préalablement à l’adoption de nos modes de production de l’énergie. Le charbon, le gaz naturel, le pétrole et la biomasse auraient dû être pris en compte avant que les groupes d’intérêt n’aient pu user de leur pouvoir de persuasion. A quelle sorte de société donne naissance telle ou telle technologie ? Voilà la question essentielle. Prenons le cas de l’automobile.

Un référendum sur l’automobile

Que serait-il arrivé si une analyse systémique avait été soumise au public à l’époque où l’automobile a été inventée ? Certains de ses effets néfastes étaient déjà connus. On trouve en effet une excellente étude sur le degré de conscience de l’impact de certaines technologies au moment de leur invention dans un rapport établi par le Massachussets Institute of Technology (MIT) et financé par la National Science Foundation.

Cependant, quand Henry Ford et d’autres ont fait la promotion de l’automobile, ils l’ont toujours décrite dans les termes les plus flatteurs. Ce moyen de transport privé, rapide, propre (plus de boue et de crottin de cheval), était censé inaugurer une nouvelle ère "révolutionnaire" de liberté individuelle et de démocratie. Mais que se serait-il passé si on avait dit que l’automobile entraînerait la construction des villes modernes en béton ? Qu’elle contribuerait à provoquer une pollution atmosphérique cancérogène, l’épuisement rapide des ressources naturelles du globe, le réchauffement planétaire, à créer des problèmes d’accumulation des déchets solides et de bruit ? Que se serait-il passé si on avait annoncé que, rendement oblige, les automobiles avaient toutes les chances d’être fabriquées par un petit nombre de firmes géantes qui allaient acquérir un pouvoir économique et politique colossal ? Que ces constructeurs allaient mettre au point un nouveau mode de production de masse, la chaîne de montage, qui obligerait à un travail aliénant et parfois dangereux à l’origine d’une montée de l’alcoolisme et de la consommation de drogues ? Que ces firmes conspireraient pour éliminer ou réduire l’utilisation des transports publics, notamment le train ? Que l’automobile favoriserait l’extension des banlieues qui enlaidissent le paysage ? Et si l’on avait su que des dizaines de milliers de personnes mourraient chaque année dans un accident de voiture ? Et si le public avait été averti que l’automobile créerait un besoin sans précédent de pétrole pour lequel des guerres sanglantes seraient menées ?

Ainsi informé, le public aurait-il décidé de développer ce moyen de transport ? Y aurait-il encore vu un progrès ?

Si un débat public avait eu lieu, le bétonnage des villes, la pollution, les guerres et l’épuisement des ressources auraient sans doute suscité des inquiétudes telles que l’on aurait pas assisté à une telle prolifération des voitures et des routes. Certains pays, certaines localités auraient peut-être même interdit complètement la circulation automobile et auraient ainsi conservé leurs caractères sociaux, culturels, biologiques et géographiques propres.

(...)

Mégatechnologie

Une dernière forme technique vient compléter le tableau : le système économique mondial récemment restructuré, spécifiquement conçu pour venir à bout de la résistance à l’homogénéisation mégatechnologique.

Les grands accords commerciaux font partie intégrante de la structure technique globale et sont, en fait, la "conscience" du modèle monoculturel mégatechnologique de mégadéveloppement appliqué dans le monde entier qui imprègne notre existence.

Dans ces conditions, l’avenir de la démocratie apparaît fort sombre. En réalité, celle-ci connaît déjà le plus grave des revers, résultat direct de cette conspiration de facto des structures techniques, des technologies elles-mêmes et des visées hégémoniques des firmes transnationales dans le cadre du paradigme de développement à l’occidentale. Il importe de comprendre rapidement en quoi consiste cet ensemble de forces qu’est la mégatechnologie, sous peine de courir, aveugles et impuissants, à une destruction sans précédent de la nature, de la culture et de la diversité.

Chaque technologie a un rôle bien précis à jouer : la télévision véhicule l’imagerie de la nouvelle vision globale des multinationales, l’informatique est le système nerveux qui facilite la mise en place d’une nouvelle organisation mondiale, les accords commerciaux balaient toute résistance, les télécommunications permettent le transfert instantané des capitaux et de l’information, le génie génétique et les techniques spatiales étendent le marché mondial à de nouvelles zones vierges : la structure cellulaire des êtres vivants et de lointaines régions de l’espace encore inexploitées.

Ces technologies et d’autres se combinent pour former la nouvelle technosphère, qui a en abomination la démocratie et la diversité.

La seule voie est d’inverser cette tendance et de rendre un pouvoir réel aux communautés locales tout en les soutenant, ainsi que les cultures et les nations qui tentent de résister à ces forces aveugles.

in Le procès de la mondialisation

Sous la direction d’Edward Goldsmith et de Jerry Mander (Fayard, 2001)

Jerry Mander, politologue américain, codirige le Forum international de la mondialisation.