Un jour d’automne un peu humide, un peu cru, un peu mucre comme on disait jadis, tu tombes sur un texte inédit de Guy Debord consacré à l’incendie du « 5-7 » à Saint-Laurent-du-Pont, où brûlèrent 146 jeunes de ton âge, le 1er novembre 1970. Le texte devait figurer dans le n°13 de l’Internationale Situationniste, il n’a ressurgi que dans le volume des Œuvres de Debord publié chez Gallimard en 2006. Celui qui t’a prêté le livre a l’âge que tu avais en 1970. C’est un jeune homme qui lit, et même de gros livres difficiles, et qui semble les comprendre. Bref, c’est l’un de ces jeunes gens en voie de disparition.

La lecture de ce texte te rappelle ce samedi d’automne 1971, un an plus tard, où tu t’es rendu à Saint-Laurent-du-Pont avec tes copains, les parents et les amis des victimes pour protester contre l’incinération vive de ces 146 jeunes. Il y avait très peu de fatalité dans ce nouveau Bal des Ardents et beaucoup de causes criminelles. En résumé, ils brûlèrent parce que mieux valait que tous brûlent ayant payé leur entrée, plutôt que de courir le risque d’une seule entrée frauduleuse.

Ces choses sont détaillées dans le n°3 de Vérité Rhône-Alpes de novembre 1971 et dans le numéro « spécial 5-7 » du 4 novembre 1971 que tu vas feuilleter aux Archives départementales de l’Isère. « Un an après Saint-Laurent-du-Pont on n’oublie pas ! À qui profite le crime. Pour une véritable justice populaire. Tous au procès à Lyon fin janvier. Les vautours des assurances. Les responsables, le maire, Pierre Perrin, le préfet Vaudeville, Uhrich, le secrétaire général de la préfecture. La création du 5/7 ou comment construire un piège ! Le tourniquet de la mort : payez ou mourrez ! J’ai perdu mon fils à Saint-Laurent-du-Pont. Le Dauphiné libéré ou comment masquer le crime. Lettre d’un copain. Il faut dire qu’avec un monde comme celui-là, la vie d’un jeune vaut moins que rien. On se demande si la civilisation devient barbarie mais une chose est sûre, c’est que nous ne voulons plus de 5-7 et nous veillerons à ça car nos copains, pour nous, c’est sacré… »

Des bruits de racket et d’attentat ont circulé. Les patrons du « 5-7 » auraient refusé de payer. Les rumeurs désignèrent des truands du S.A.C. grenoblois, un patron de boîte rival et des Lyonnais, Louis Andreucci et Gavin Coppolani. Tu n’as qu’à lire la lettre adressée à ce sujet par Aimé Paquet, député giscardien de l’Isère, à Raymond Marcellin, alors ministre de l’Intérieur. « Il est fort probable, pour ne pas dire certain, que le drame du 5-7 a été provoqué par la main des hommes. C’est un acte criminel. J’ai eu des confidences. Elles me paraissent dignes de foi. Mais nous entrons dans un domaine d’où l’on ne sort pas toujours vivant (…) ». C’est dans le livre de Frappat, Grenoble, le mythe blessé, paru chez Alain Moreau en 1979. « Une enquête policière rapidement menée, dit Frappat, transforma les impressionnantes certitudes d’Aimé Paquet, qui se fit ensuite l’avocat de la thèse de l’accident. »

C’était un crime.

Non pas forcément au sens où un assassin aurait répandu et enflammé de l’essence, ce qui reste possible, mais au sens établi par le texte de Guy Debord, publié ci-après, et par ces quelques lignes de Vérité Rhône-Alpes. « Le procès du 5/7 ; ce doit être d’abord le procès des loisirs, et de la vie que la société réserve aux jeunes. Si le samedi, ils cherchent des « bonnes boîtes », c’est parce que durant 6 jours ils ont dû mener une vie dingue. Dans les lycées, en 1971, les lycéens issus des classes modestes, sentent que l’usine est prête à les prendre, alors ils avalent un « savoir ». Interrogations, compositions, récréations, études et dortoirs se succèdent… Dans les usines, les jeunes bossent pour survivre, le travail est con, sans aucun sens ; mille fois les mêmes gestes, à des cadences accélérées. Le C.E.T., c’est l’usine plus le lycée… 6 jours de vie d’automate, 6 jours à apprendre bêtement, 6 jours réglés dans tous les détails, sans le temps de souffler, de penser ni de vivre. Le samedi soir, c’est une libération ! Mais là aussi, le fric attend ! Il faut payer pour se distraire, et se distraire comme l’ont prévu les patrons de boîtes. Cela ne peut plus durer, c’est à nous de prendre en main nos propres loisirs. Pas seulement de les faire moins chers, mais de les faire autrement et – pour cela - de changer les rapports entre nous. De toute façon, on ne pourra jamais vraiment vivre le samedi soir, si on ne vit pas aussi un peu durant la semaine. Créer nos loisirs, c’est d’abord refuser d’être magnétophones ou machines. » (Vérité Rhône-Alpes n°3, novembre 1971)

Tu frissonnais aux abords des ruines du « 5-7 », avec tes copains. Novembre, au pied de la Chartreuse, c’est le deuil de toute façon. Ça sent la mort, la terre, le bois pourri. On ne savait trop quoi faire. On est rentré chez nous. On a fait autre chose. Quarante ans ont passé. Tu sais tout, tu te souviens de tout, comme d’un instant à l’autre, mais cela ne sert à rien, de moins en moins que rien. Tu sens de moins en moins aussi, serein comme sous sédatif. Il faut avoir l’âge des morts de Saint-Laurent-du-Pont pour sentir vivement. Tant pis, tu n’es pas fâché de cette anesthésie partielle qui te laisse à distance, lucide, débordant de présent antérieur, aussi précis qu’inutile, mais plaisant comme un thé à cinq heures.

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