Dieu merci ! Allah est grand ! Louons Jéhovah ! – Et surtout les éditions Fluide Glacial - qui viennent de republier les meilleures BD de Gotlib (Gotlib, Les Grands crus classés de Fluide Glacial, 96 pages, 19€90) ; dont l’inqualifiable God’s Club, vu pour la première fois en 1974, dans le numéro 6 de L’Echo des Savanes.

On dit « inqualifiable » parce que nul adjectif ne peut qualifier le rire, le séisme de rire qui secoue les lecteurs à la vision de ces pages dignes de Rabelais et des Monty Python (La Vie de Brian).
Le scénario ? Monsieur Jupiter reçoit ses copains pour une partie fine entre dieux (les déesses n’en sont pas hélas). Un valet en habit et perruque les annonce à l’entrée :
« - Vos invités sont là Monsieur Jupiter.
– Parfait mon bon Wladimir, faites-les entrer.
– Monsieur Claude Allah.
– Salamalek.
– Monsieur Louis Bouddha.
– Haré Krishna.
– Monsieur Robert Wotan.
– Heil.
– Monsieur Gaston Jéhovah.
– Chalom.
– Monsieur Jésus Christ.
– Chalom aussi.
– Parfait Wladimir. Laissez-nous.
– Bien Monsieur Jupiter. »

A peine le valet sorti du salon que les dieux quittant leurs allures raides et compassées, tombent dans les bras les uns des autres pour une soirée de beuverie, de blagues grossières et d’humour juif, de malentendus culturels et de querelles ethniques, de parties de cartes, chants de carabins, lectures de magazines et projections de films pornos, de braillements et de vomissements divins ; jusqu’au moment où Wladimir le valet revient humblement toquer à la porte. Ce sont les voisins d’en-dessous qui se plaignent du tapage. Jupiter le prend de haut.
« - Trop de bruit ?!... Ils disent qu’on fait trop de bruit ?!... Et qui sont donc ces larves rampantes, habitant en-dessous, et se permettant de troubler les jeux et les ris des Dieux de l’univers ?!... Osant dire que les Dieux font « trop de bruit » ?... Qui sont-ils ?!.. »
Les hommes répond le valet suant de terreur.
« - LES HOMMES !... HAHAHA !... Vous entendez ça messieurs ? « Les hommes » !! »
Les dieux s’esclaffent de grands rires cruels.
« - Eh bien brave et généreux Wladimir, allez donc dire à ces « hommes » – comme vous dites si plaisamment – que si le bruit des dieux les gêne : qu’ils se foutent des boules Quiès dans les esgourdes ! N’est-ce pas Messieurs ? – Ouais ! – Bravo ! – C’est ça ! - Et s’ils n’ont pas de pain qu’ils bouffent de la brioche ! – Et toc ! »
Le valet, de plus en plus suant et décomposé, explique que les hommes menacent de déménager si les dieux continuent leur tapage, provoquant une nouvelle explosion d’hilarité et de bonnes blagues.
« - Mais mon cher Wladimir, dites-leur donc à ces petits merdeux, dites-leur : ils peuvent aller habiter où bon leur semble !! On en a vraiment rien à foutre !
– Justement Monsieur (murmure le valet en liquéfaction), ils disent comme ça que…euh…vu que vous êtes propriétaires de l’immeuble… vous avez plus besoin d’eux… qu’eux de vous… parce que… ils disent comme ça que… s’ils s’en vont… qui c’est qui va vous payer… les loyers ? »
Cette dernière remarque étouffe coi les rires des dieux interloqués. Et soudain soucieux. Jupiter est le premier à réagir.
« - Bon. Fermez un peu vos gueules. On entend que vous ici. J’ai un coup de fil à donner. »
On le voit feuilleter l’annuaire et appeler la Maison Dupont & Cie, entreprise générale d’insonorisation immobilière (E.G.I.IM.), où l’employé, un Français très moyen - moustaches, veston, cravate – n’est que trop heureux de lui confirmer : « Oui – c’est exact – nous sommes spécialistes de ce genre de travaux – c’est d’accord monsieur – nous allons vous envoyer une équipe – oui – très bien – je vais vous demander quelques renseignements – votre nom – comment ? – Ah ! comme Zeus ? – Ha ha ! »
Rire final de l’homme qui rit bien des dieux.

Moralité. La ferme les dieux ! La ferme les valets, laquais et larbins des dieux ! la ferme les aboyeurs des dieux ! A la niche ! Nous rions de vous. Si nous les hommes refusons de vous payer tribut, à vous les dieux, et surtout à vos larbins – les illusionnistes de vos présences fictives - vous êtes réduits en apparence à ce que vous êtes en essence : rien.

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Un mot de l’auteur, Gotlib, et de sa théologie.
Marcel Gotlieb est né en 1934 à Paris, de parents juifs d’origine hongroise. Il a porté l’étoile jaune à six ans. Ses parents l’ont caché à la campagne, chez des paysans, comme ont fait les parents de Georges Perec, son futur copain – de Robert Bober, de Georges Kiejman, de… etc. Les nazis ont assassiné son père comme ils ont assassiné les parents de Perec – de…etc. Il était aussi drôle et aussi triste que Perec, on se demande pourquoi.
Gotlib a fait rire, hurlé de rire, tous les jeunes de 7 à 77 ans, des années 60 aux années 80, mais surtout dans les années 70. Il leur a enseigné à rire de tout. D’eux-mêmes. De leurs soucis, de leurs obsessions, de tout ce qui était « sacré » et terrifiant. A dissiper d’un rire invincible et définitif les fantômes de la puissance et de l’épouvante. C’est un poncif que les tyrannies, déistes ou athéistes, ont horreur du rire qui les dissout d’un mot, d’un geste, d’un dessin ; et qu’on ne rie pas à Toulouse sous l’inquisition, à Genève sous Calvin, en URSS sous Staline, en Chine sous Mao et Xi Jing Ping, en Iran sous Khomeiny ; ni du Pakistan à Paris sous les innombrables avatars du Prophète (au secours Nasdine Hodja ! Reviens ! Ils sont devenus fous !). Kundera dans La Plaisanterie (1967), et Umberto Eco dans Le Nom de la rose (1980), ont beaucoup dit là-dessus : passons.

Gotlib aurait pu vivre toute sa vie en victime, en faire une carrière et un titre de gloire. Contrairement à Pierre Goldman (Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, 1975), à Benny Lévy, Jean-Claude Milner et à tous ces intellos-chefs gauchistes revenus de Mao à Moïse, Il a préféré en rire et nous faire rire aux larmes. Ce n’est qu’à la fin et à l’insistance du Musée d’art et d’histoire du judaïsme qu’on l’a su. Lui, bof.
« Je suis avant tout athée mais, d’un autre côté, je suis juif et si je ne l’étais pas, je serais athée également. Tout ça est bien compliqué. Disons que je suis obligé de tenir compte de cette appartenance à la judéité dans la mesure où cela a été la dégringolade du côté de ma famille pendant la guerre. Cela dit, je n’ai jamais claironné que j’étais juif. Mais je ne l’ai jamais caché non plus. » (Le Monde, "Gotlib, de la Shoah à Gai-Luron", 13/03/2014).

Ainsi : « Lors de la parution du "Spécial Hitler" dans le Pilote n°700 d’avril 1973, il est révolté par la manière dont les auteurs traitent d’Hitler et déclare plus tard : "On ne fait pas ’de l’esprit’ sur Hitler : on l’écrase ! Par l’humour si l’on veut, mais on l’écrabouille !" » (Dossier de presse de l’exposition Gotlib, au Musée d’Art et d’histoire du judaïsme. 22 mars-27 juillet 2014) – Comme le fit Charlie Chaplin en 1940, dans Le Dictateur.

Ce qui n’empêche pas Gotlib de soutenir Vuillemin et Gourio en 1989, suite à l’interdiction de leur album Hitler=SS, quitte à faire remarquer aux deux affreux que l’humour noir sur les camps d’extermination était difficilement recevable par les rescapés et les familles des victimes. Le croiriez-vous ? aucun zélote ne s’est senti investi de la mission d’aller décapiter les deux offenseurs, pour les punir de leurs dessins.

Autodérision ? Humour juif ? Bof, allez savoir :
« Le fait est que j’ai été nourri d’humour anglais avec Jerome K. Jerome, d’humour américain grâce à la lecture de Mad, (…), mais aussi d’humour français : je possède l’intégrale d’Alphonse Allais et j’ai toujours adoré Tristan Bernard. » (Le Monde, art.cit).
Le fait est que Gotlib adorait également Brassens, les Marx Brothers, Buster Keaton, etc. Et que Pierre Desproges l’adorait. C’est un signe. Ce billet vite fait serait réussi, s’il était aussi désopilant que du Gotlib. Comme ce n’en est pas, vous n’aurez qu’à acheter God’s Club et l’anthologie publiée par Fluide Glacial. Rhaaa, vous ne connaissez pas votre chance.