C’était une rencontre, le 2 mai dernier, lors d’un rassemblement à Grenoble, contre la construction du Center Parcs de Roybon, dans l’Isère. Un aparté en marge d’un débat sur « Chantage à l’emploi, croissance illimitée, informatisation globalisée… ».
Au nom de « la convergence des luttes », les organisateurs avaient invité un ingénieur de chez Soitec, militant CGT et Front de gauche, à s’exprimer. A Grenoble, quel que soit le sujet - mais surtout s’il est question de défense de l’environnement et de critique du progrès techno-scientifique - il ne faut jamais longtemps avant que des technologistes progressistes ne viennent noyauter ; défendre leurs intérêts ; ceux de leurs entreprises et leur activité en général. (Cf. Le Laboratoire grenoblois) Leurs éléments de langage sont assez répétitifs.
« La technologie est neutre, tout dépend de l’usage qu’on en fait. Une autre technologie est possible. Dans ma branche, dans ma boîte, on fait des choses utiles. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Tout le monde ici a un téléphone portable. C’est bien utile un téléphone portable pour organiser un rassemblement. Vous savez, on a beaucoup changé à la CGT (au Front de gauche, au NPA, au Parti communiste), on n’est plus des productivistes. Moi, je me bats de l’intérieur (de ma boîte, de mon syndicat, de mon parti) pour faire bouger les choses. Il ne faut pas opposer l’emploi, la croissance, le pouvoir d’achat à l’environnement. Il faut nous aider, nous soutenir, etc. »
Bref, « convergence des luttes », la formule capable de transformer magiquement et abstraitement des contradictions objectives, irréductibles, en idylles politiques. La convergence des dindes et du boucher. Les dindes ravies de la bonne volonté du boucher, de ses états d’âme, de ses dissonances cognitives et autres prises de conscience. Bien sûr qu’on ne va pas lui enlever le couteau des mains ! De quoi vivrait-il ? Comment mettrait-il des panneaux solaires sur son toit et des batteries électriques dans sa voiture ?
Débattons, débattons. Cela fait des décennies que l’on débat cependant que l’industrie des semi-conducteurs, Soitec, STMicroélectronics et les autres start-up du Commissariat à l’Energie Atomique, transforment les paysages du Grésivaudan en zones high tech pour produire des puces électroniques. Elles ne produisent pas que cela, d’ailleurs, mais aussi le cybermonde ; le monde machine sous contention électronique. Et la technocratie ; la classe qui vit en symbiose avec cette technosphère et la défend comme les chasseurs cueilleurs ont défendu leurs forêts ; les paysans, leurs campagnes ; les ouvriers, leurs usines.
Convergeons, convergeons. L’ingénieur boucher de chez Soitec était tout-à-fait d’accord pour « converger » avec les sauvages, les paysans, les ouvriers et même les dindes. Mais bien sûr, pendant la convergence, la production de puces et la technification du monde continuaient. La « transition à l’éco-socialisme » prendra du temps. C’est normal. Plus de temps encore que la transition au communisme, jadis, en URSS. Un temps infini. Le temps sans doute que le système technicien (Ellul), ait fini de vampiriser le milieu et ses habitants. Ce que la novlangue technocratique nomme aujourd’hui l’éco-système.
L’ingénieur boucher s’indignait (lui et ses camarades écotechs, Verts, trotskystes et cie), que l’on puisse lui opposer les faits. Les méfaits de Soitec, STMicro &Cie . Le pillage et la pollution des eaux, le pillage et le gaspillage de l’argent public. Son emploi et celui de ses semblables n’avaient pas de prix. Son emploi valait plus que celui des autres – de tous les salariés évincés par l’invasion numérique. Son emploi valait plus que nos libertés publiques anéanties par l’informatisation générale de nos sociétés. Son emploi valait plus que nos vies – à vrai dire, ni lui, ni quelques autres, ce jour-là, ne concevait d’autre mode de vie que l’emploi.
Et l’emploi, comme chacun sait, repose sur l’innovation, qui repose sur la recherche et développement, qui repose sur l’investissement scientifique – emplois, crédits, équipements- comme nous le serinent les syndicats de chercheurs, chaque fois qu’ils en appellent à notre soutien contre l’avarice du gouvernement. La science, c’est l’emploi, et c’est sans réplique. « Va donc voir les ouvriers ce qu’ils disent ! », fulminaient l’ingénieur et ses acolytes, « T’en paies même pas d’impôts ! » Cela rappelait l’apostrophe goguenarde du rédacteur en chef de Fakir, « Et combien de sections luddites, avez-vous créé dans les entreprises, vous Pièces et Main d’œuvre ? »
Aucune, bien sûr. Les ouvriers que nous avons croisés lors de passages en usine étaient des gens exceptionnels, ils refusaient de perdre leur vie à la gagner. Ils ont fui. Nous sommes d’ailleurs convaincus que la meilleure chose qui puisse arriver à la classe ouvrière, c’est de disparaître en tant que telle. Il n’y a là rien d’original. C’était une idée assez répandue parmi les pionniers du mouvement ouvrier, militants et théoriciens.
Il se trouve que peu après cette prise de bec avec les militants bio’lcheviques, un peu à l’écart du débat, nous avons rencontré un ouvrier, un vrai, lecteur de Pièces et Main d’œuvre et de littérature technocritique. Rémy s’est présenté à nous comme un « robot dans une usine de robots sous la tyrannie technologique ». Il en avait gros à dire sur sa condition de robot, sur le détail concret de l’usine à- peu-près automatisée, en 2015, sur l’enchaînement qui l’avait mené en usine – puis à renouer avec les livres- sur ses aspirations et ses appréhensions, sur sa famille et ses collègues robots . A coup sûr, il ne fondera pas de « section luddite » dans son usine. Il voudrait juste « s’en sortir », sans bien savoir comment.
Il dit ce que beaucoup taisent peut-être, se croyant trop isolés pour oser l’exprimer.
Voici notre échange.
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