Article de Fabrice Nicolino, publié le 15 septembre 2013 sur son site "Planète sans visa" : http://fabrice-nicolino.com
Un écho au texte de Hors-Sol et Pièces et main d’oeuvre : Politis et le transhumanisme : une autre réification est possible.
Le transhumanisme de Politis (pourquoi je ne suis pas de gauche)
Lecteur, je ne vais pas te prendre en traître : l’article ci-dessous est démesurément étiré. Je n’avais pas prévu, mais c’est écrit, et si tu as mieux à faire que te perdre dans mes méandres personnels, je crois pouvoir t’assurer que je comprends. J’insiste : c’est long.
J’avais pensé ne rien dire sur un extravagant dossier de l’hebdomadaire Politis (ici, le texte complet), en kiosques de fin juillet à fin août pour cause d’été. Mais j’ai finalement changé d’avis. Le groupe grenoblois de critique sociale Pièces et main d’œuvre (PMO) et le groupe lillois Hors-sol en ont fait une critique acerbe, que j’approuve, mais à laquelle je crois devoir ajouter mon grain de sel.
Une chronique oubliée
De quoi s’agit-il ? De transhumanisme. C’est un courant idéologique qui représente à mes yeux un grand danger. Je l’ai dit de nombreuses fois, et le drôle, c’est que j’ai écrit sur le sujet une chronique parue en janvier 2002 dans … Politis (n°682). Il y a dix ans et plus, je peux vous assurer que nous n’étions que très peu à en parler. Trois, deux, un ? Passons. Voici un extrait de cette chronique : « Avec les transhumanistes, vous ne risquez pas de vous ennuyer, soyez-en sûr. Qui sont-ils ? Une poignée pour l’heure, mais dont tout permet de penser qu’ils forment l’avant-garde d’une armée immense. Le transhumanisme est une sorte de théorie, née chez certains scientifiques et concepteurs de nouvelles technologies. Selon eux, la nature humaine, loin d’être inaltérable, ne cesse d’être modifiée en profondeur par les découvertes, le changement, le neuf. Elle est malléable, à volonté ou presque.
Or de glorieux horizons se découvrent, grâce notamment aux nanotechnologies moléculaires, aux machines intelligentes, aux « médicaments de la personnalité », à la vie artificielle, à l’extension devenue possible du corps par la machine, etc. Qu’allons-nous faire de ces miraculeuses vendanges ? Mais en profiter, bien entendu, pour sortir de nous-mêmes. C’est là l’occasion d’aller au-delà - trans - de notre misérable enveloppe. De l’audace, de l’audace ».
Et encore ceci : « Les plus allumés [des transhumanistes] envisagent de coloniser l’espace, de réanimer des gens tenus congelés pendant des dizaines d’années, de repousser la mort si loin qu’on ne la verrait plus ou presque. Les limites, la limite n’existeraient plus : l’anti-écologie ». Et enfin cela : « Et place à l’homme nouveau. Supérieur ? On aimerait se tromper, mais on croit retrouver des effluves transhumanistes chez des auteurs comme Maurice G. Dantec - récemment encensé, jusqu’au grotesque, dans Le Monde - ou Michel Houellebecq. Annoncent-ils une nouvelle poussée de régression ? Ce serait une mauvaise nouvelle, mais elle n’étonnerait guère ».
Un autre transhumanisme est possible
Presque douze ans plus tard, comme le notent PMO et Hors-sol, Politis se fend donc d’un dossier consacré au transhumanisme. Je l’ai lu, bien entendu. Et je comme je connais un peu la chanson, je vois bien quel en est le sens général. Malgré quelques précautions jetées ici ou là en travers des textes, ce qui domine est bien une fascination. Le titre de couverture résume d’ailleurs au mieux l’état d’esprit de ce magazine-là : « L’homme augmenté, c’est déjà demain ». Oui, une fascination, mais aussi l’acceptation d’un fait présenté comme inévitable.
La roue tourne, la machine avance, la science et la technique commandent aux sociétés humaines. Même s’il n’est pas formulé explicitement, je distingue sans mal une sorte de mantra progressiste. L’homme n’accepte pas sa condition, depuis le début de sa réflexion, et recherche en conséquence de nouveaux outils. « Serions-nous tous déjà un peu transhumains ? », se demande avec un petit frisson Politis. Pardi ! Les jeux sont faits. Dès lors, comme avec toutes les saloperies passées, il s’agit de composer, d’entraîner le fatal progrès dans la bonne direction supposée. Laquelle est clairement indiquée par un personnage inouï, Marc Roux, président de l’association française de transhumanisme Technoprog (AFT). Attention les yeux ! Roux est de gauche. Bien sûr ! C’est un fier « technoprogressiste » qui ne s’interdit rien « en matière de progrès » et clame pour finir : « Un autre transhumanisme est possible ! ». Tu l’as dit, bouffi.
À ce stade, il convient de préciser la nature de mes relations avec Politis. J’ai fait partie de l’équipe qui a fondé ce journal en 1988. Je suis celui qui, avec Jean-Paul Besset, a tenté, en 1990, de le changer, lui faisant quitter les rives de la gauche - plutôt radicale - pour lui faire aborder celles de l’écologie. Nous y avons échoué, pour des raisons trop longues à détailler ici. J’ai quitté l’hebdomadaire à l’été 1990, et j’ai repris une collaboration extérieure en 1994, réalisant chaque semaine une page consacrée à l’écologie. Et je me suis barré dans un grand éclat au printemps 2003. L’amusant, c’est que Hervé Kempf, qui vient de quitter Le Monde, où il estimait ne pouvoir travailler librement, a consacré un article aux conditions de ma rupture avec Politis, totale et définitive (voir ci-dessous l’article de Kempf en 2003).
Un avis sur Bernard Langlois et Denis Sieffert
Tout cela, bien qu’anecdotique, mérite quelques lignes supplémentaires. Certains d’entre vous lisent ou, plus sûrement encore, ont lu Politis. Je ne garde aucune amertume de ces années-là, car à la vérité, j’ai toujours pu écrire ce que je voulais, sauf à la fin. Et c’est rare. Mais je savais, et il ne s’agit pas d’un anachronisme de la pensée, que deux cultures radicalement différentes cohabitaient. La première, hégémonique, était représentée par Bernard Langlois, talentueux éditorialiste et très discutable directeur. Bernard est un homme de gauche, indécrottablement de gauche, et c’est bien son droit. C’est son univers, son passé, son avenir. Certes oui, l’écologie compte à ses yeux, mais comme une pièce rapportée, un ajout qui enrichirait les vieilles pensées. Et non pas comme une façon vraiment neuve de penser le monde et ses si nombreux problèmes.
De même chez Denis Sieffert, l’actuel directeur de la rédaction. Sur un plan personnel, je l’ai toujours trouvé humain - sous ma plume, un vrai compliment -, malgré quelques vrais défauts personnels que je n’appréciais pas. Je suis sûr qu’il en a autant à mon sujet. En ce qui concerne sa vision du monde, c’est autre chose. Formé à la terrible école des lambertistes (OCI, Jospin, Mélenchon et tous autres), il voit la plupart des questions sous leur angle tactique, pour être gentil. L’écologie n’existe pas. Le courant écologiste, si. Tout, chez lui, est passé à la moulinette du rapport de forces et des vieux schémas. Là encore, c’est bien son droit. Comme c’est le mien d’être aux antipodes.
Seul contre tous (humour)
Voilà pour l’idéologie dominante de Politis. Une éternelle resucée de propos tenus depuis des décennies dans des milliers de gymnases et préaux, dans des centaines d’émissions télévisées ou radiodiffusées. Le public de ce journal est connu : des gens respectables mais vieillissants qui, ayant cru dans la gauche, parfois extrême, ne parviennent ni ne parviendront à renoncer à leurs illusions. Surtout ne pas les réveiller ! Oh ne les faites pas lever ! C’est le naufrage. L’autre culture, à Politis, c’était moi. Du moins après le départ définitif de Jean-Paul Besset et malgré le soutien de la journaliste Véronique Lopez. Je ne dis pas cela pour me vanter : il s’agit d’un fait.
Mais ce n’avait rien d’un enfer : je crois devoir parler d’une coexistence (le plus souvent) pacifique. On me foutait une paix royale, fortement teintée d’indifférence pour mes articles. Et je faisais semblant de croire que nous étions d’accord sur l’essentiel, ce qui n’est pas vrai. Car, et j’ai eu l’occasion de le dire au moment de mon départ en 2003, je ne suis pas de gauche. Eh oui ! c’est comme cela, amis lecteurs : vous lisez la prose d’un qui n’est pas de gauche. Avant que de mettre ma tête dans la lunette de la guillotine, je réclame deux minutes supplémentaires au(x) bourreau(x). Franchement, la gauche, c’est quoi ?
Aussi rude que doive être la secousse, je dois dire tout de suite que la gauche est une création humaine. Elle a son point de départ historique. Elle disparaîtra, fatalement. Pendant les deux millions d’années de son existence - plus ou moins, le débat ne sera jamais clos -, l’Homme s’est totalement passé de cette invention, qui ne date que de…1789. Au cours d’une séance de l’Assemblée constituante, cet été brûlant-là, les opposants au veto royal se placent sans y penser à gauche du président ; et les partisans du roi à sa droite. Il faudrait donc remercier la Révolution française ? Pas réellement. Car la distinction se perd dès les origines, pour ne s’imposer en France qu’à la fin du XIXème siècle, au moment de l’Affaire. Dreyfus, évidemment.
Et avant la gauche, les gars ?
Ne serait-ce pas un peu fâcheux pour ceux qui se drapent dans le drapeau au moindre souffle d’air neuf ? La Commune de Paris s’est totalement foutue de la gauche, dont elle ignorait l’existence. Fourier, Proudhon, Marx, Bakounine s’en sont tapés tout autant. Certes, ils n’arrivent pas à la cheville de M. Mélenchon, mais tout de même, n’est-ce pas incroyable ? Cessons de rire un instant : la gauche est un mythe, une croyance. Je crache d’autant moins sur cette évidence que je sais la nécessité de fondations psychiques dans toute action humaine d’importance. Donc, une croyance. Une croyance qui a la peau exceptionnellement dure, je m’empresse de l’écrire. Car quoi ?
Si l’on regarde l’histoire concrète de la social-démocratie - française, pour mieux me faire entendre -, on voit avec facilité que ce courant a pactisé avec le pire sans le moindre état d’âme. La politique de ce bon M. Hollande vient de là. Je cite sans hiérarchie ni exhaustivité la défense de l’Empire colonial et le racisme institutionnalisé qui l’a toujours accompagné ; le soutien forcené, par le biais de l’Union sacrée, à la vaste boucherie continentale déclenchée en septembre 1914 ; le refus d’armer le gouvernement légal de l’Espagne républicaine, en 1936 ; d’innombrables massacres dans des pays soumis, comme à Madagascar ; la torture de masse en Algérie, etc. Je passe volontairement sur les années Mitterrand, sommet de la manipulation de masse, au cours desquelles tant de bons couillons auront cru, successivement, et en quelques mois, dans la rupture avec le capitalisme puis dans la réhabilitation de celui-ci, sous la forme d’embrassades avec l’excellent Bernard Tapie et le formidable Silvio Berlusconi. Question imbécile : un mouvement à ce point éloigné de ses nobles buts constamment proclamés mérite-t-il encore le respect ?
L’autre branche de ce mouvement socialiste s’appela, à partir de 1920 la Section française de l’Internationale communiste (SFIC), autrement dit le parti communiste. Comme je ne fais pas une histoire du communisme français - de nombreux livres disent l’essentiel -, j’en reste à une généralité : le parti communiste a une histoire honteuse, indéfendable. Pour ne considérer que l’exemple de la lutte contre le fascisme hitlérien, qui fait pourtant la fierté des vieux de la vieille, il est sans conteste que le parti communiste a commencé par pactiser avec l’occupant à l’été 1940. Sur ordre de Staline, on s’en doute. Comme on se doute que, si Hitler n’avait pas envahi l’Union soviétique en juin 1941, les staliniens ne seraient jamais entrés en résistance. Tout le reste n’est que propagande. Un mot sur Jacques Duclos, dont la biographie n’a jamais été écrite, mille fois hélas.
Jacques Duclos et l’Espagne stalinienne
Duclos a été dirigeant du parti communiste pendant un demi-siècle, de 1926 à sa mort en 1975. C’était un homme de l’Apparat international, comme les staliniens appelaient leur vaste appareil policier. Je ne sais pas s’il fut, comme des gens sérieux le pensent - et parmi eux des historiens - un pur et simple agent du Guépéou/NKVD. Cela expliquerait bien des choses. Et jetterait sur son rôle en Espagne une ombre encore plus terrible. Car Duclos fut l’homme en France de l’Espagne stalinienne, aux côtés de l’ordure appelée André Marty, qui gagna au passage le surnom de boucher d’Albacete. À partir de 1930 - cette date est importante, car elle montre que, dès cette année, Duclos cornaque l’alors groupusculaire parti communiste espagnol - jusqu’au triomphe franquiste de 1939, le chef stalinien multiplie les voyages au-delà des Pyrénées. Qui connaît l’histoire de l’Espagne de ces années noires - et c’est mon cas - sait ce que signifient ces missions à répétition. Car le parti communiste espagnol a été pendant tout ce temps l’auxiliaire de la politique soviétique stalinienne en Europe. Laquelle passait, entre 1936 et 1939 par l’enlèvement, la torture, l’assassinat de centaines de militants espagnols, poumistes ou anarchistes notamment, qui déplaisaient au grand Manitou du Kremlin.
J’entends déjà les soupirs. Encore ces vieilleries ! Mais ce type est malade ! Eh bien, je m’en moque totalement. J’ai vécu à Montreuil, dans la banlieue parisienne, où une station de métro porte encore le nom maudit de Jacques Duclos, cette canaille. Et, tenez, l’ancien maire de Montreuil, qui entend bien reconquérir son bien éternel en 2014 - Dominique Voynet a gagné l’élection de 2008 -, s’appelle Jean-Pierre Brard, ancien député. Qui est-il ? Un apparatchik du parti communiste, lui aussi, d’une époque plus récente que celle de Duclos il est vrai. Il a fait l’école des cadres du parti, qui était dans les années soixante, quand il y fut, le tremplin des carrières bureaucratiques. Et il a séjourné en Tchécoslovaquie entre 1969 et 1971, au pire de la répression contre le Printemps de Prague. Avant de s’installer en Allemagne de l’Est, patrie de la Stasi et des tirs dans le dos des passeurs de Mur. En bref, quel talent ! C’est cet homme qui s’est présenté aux élections législatives de Montreuil l’an passé. Sur une liste Front de Gauche, ce rassemblement de M. Mélenchon. Mais quelle surprise !
En mémoire des massacrés
Passons au-delà de nos si petites frontières. Je plains - je plains et je maudis - ceux qui, ici, ailleurs, hier, aujourd’hui comme demain, osent absoudre sans rien en connaître les crimes sans nom du stalinisme. On ne cesse de me reprocher ce qui serait une obsession, vaguement malsaine. Seulement, il y a erreur : je REVENDIQUE mon obsession de tous ces massacres oubliés. Je pense, moi, oui je pense aux millions de morts de la famine organisée par Staline après 1933. Je pense aux peuples innombrables du Goulag. Je pense aux dizaines de millions de morts de l’époque maoïste. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir la moindre prescription, car je vous rappelle que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Libres à vous, alzheimériens volontaires, de vous sentir quittes de ces flots de sang. Libre à moi de vous considérer comme complices.
Il m’est plaisant de constater que les hommes de gauche, et par exemple ceux qui dirigent Politis, se sont toujours réclamés d’une philosophie de l’Histoire - dans le passé, elle se voulait scientifique - sans seulement comprendre ses leçons les plus évidentes. Parmi elles, la différence constante, flagrante, indiscutable entre l’adhésion à des valeurs et la soumission à l’idéologie. Je le répète : la gauche est toute récente, mais les combats émancipateurs sont de tout temps. Aussi bien, comment classer la révolte somptueuse des paysans de Münster (ici), qui a commencé en 1524 ? La vulgate progressiste, c’est-à-dire cette manière tellement de gauche de considérer l’Histoire comme la marche plus ou moins linéaire du progrès, cette vulgate considère toujours le luddisme (ici), ce mouvement anglais des briseurs de machines industrielles, comme régressif. Pardi ! Il s’opposait à la prolétarisation des paysans et artisans, annonciateur, selon les Saintes Écritures, de la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Il était donc réactionnaire, pas vrai ?
Un mouvement et des valeurs
Où veux-je en venir ? Mais voyons, n’est-ce pas évident ? J’ai constamment défendu, au long de ma vie, des valeurs qui m’accompagneront au tombeau. Et ce sont, je le crois, des valeurs universelles, qui m’auront aidé à vivre dignement. M’auraient-elles conduit à mourir ? En tout cas, je suis vivant. Et bien plus, je le crains pour eux, que tant de pantins et de polichinelles qui se réclament de la gauche chaque fois qu’ils ouvrent la bouche. Non, décidément non, je ne suis pas de gauche. J’appartiens à une vaste Internationale confuse, qui trouvera ou non sa voie. Qui se cherche en tout cas, qui se reconnaît parfois en ce qu’elle remet en cause la totalité des formes politiques nées de l’industrialisation du monde. La droite, cela va sans dire. Mais la gauche tout autant, qui fait semblant d’aller en direction de l’écologie, comme M. Mélenchon chez nous, alors qu’elle ne fait que passer une couche de peinture verte sur les vieilles harangues. N’est-il pas évident que les mélenchonistes - et nul doute que Politis est mélenchoniste - font du greenwashing, de même que la Shell ou EDF ?
Je résume, et que personne ne rie, car je résume vraiment. La gauche est une vieille chose, associée étroitement au processus de la destruction du monde. Une autre culture émerge des décombres, qui suit un chemin difficile, hésitant, fatalement long. La première est morte. La seconde reste fragile, mais elle déborde d’énergie, et comme elle est le seul avenir concevable, pour le moment du moins, il faut lui souhaiter de grandir au point de dominer culturellement le monde. Car c’est de la culture profonde des humains que surgiront d’éventuelles solutions. J’ai choisi depuis longtemps, et ma rupture avec Politis, si ancienne déjà, ne saurait être plus totale.
Le regard écologiste sur les retraites déchire « Politis », par
Hervé Kempf
Article paru dans l’édition du 19.06.03
Le départ du chroniqueur écologiste, un des fondateurs de l’hebdomadaire de la gauche mouvementiste, révèle la résistance de la culture de gauche à l’écologie. Croissance à tout prix contre environnement ?
PEUT-ON critiquer dans un journal de gauche l’opposition à la réforme des retraites ? C’est apparemment difficile, comme le manifeste la crise ouverte à Politis par son chroniqueur écologiste, qui s’est traduite par son départ volontaire, expliqué dans le nº 755 de l’hebdomadaire de la gauche mouvementiste. Mais l’affrontement entre caractères fougueux est, bien plus qu’une péripétie de rédaction, le révélateur d’un fossé entre la gauche et l’écologie.
Tout part du 8 mai, quand Fabrice Nicolino, un des journalistes de Politis depuis sa fondation en 1989, aborde dans sa chronique hebdomadaire le débat sur les retraites : « Nous sommes - grosso modo 500 millions d’habitants du Nord - les classes moyennes du monde réel. Nous consommons infiniment trop, et précipitons la crise écologique, jusqu’à la rendre peut-être - probablement - incontrôlable. Tandis que quatre à cinq milliards de ceux du Sud tiennent vaille que vaille avec deux ou trois euros par jour, nous vivons de plus en plus vieux, et ne travaillons pour de vrai qu’à partir de 23 ou 25 ans. La conclusion s’impose : ne touchons surtout à rien ! » Et d’enfoncer le clou : « Le syndicalisme, fût-il d’extrême gauche ou prétendument tel, est devenu réactionnaire. Où trouve-t-on la moindre critique de la prolifération d’objets inutiles et de l’hyperconsommation chère à tant de retraités ? »
L’article agit comme une décharge électrique sur nombre de lecteurs, qui envoient des lettres indignées, publiées dans le numéro du 22 mai : « Croyez-vous que la paupérisation des retraités va permettre de résoudre le dérèglement climatique ? », interroge Marlène Ribes. « En quoi serait-il préférable, pour se questionner et agir sur l’avenir de la planète, la situation des pays du Sud, etc., de travailler plus longtemps, d’avoir des revenus diminués de 30 à 40 % ? », questionne Chantal Jouglar. Et d’autres de pester : « C’est déplaisant de lire dans Politis des propos dignes du Figaro », regrette Odile Horn.
Discussions enflammées
Dans le même numéro, Fabrice Nicolino précise sa position, sans l’affadir : « Je ne serai plus jamais solidaire avec ceux qui, ayant « conquis » la télé, la voiture individuelle, le magnétoscope, la chaîne hi-fi, le téléphone portable et le lecteur DVD, se préparent à de nouvelles campagnes d’hyperconsommation. » Evoquant la crise écologique globale, le journaliste affirme : « Le mouvement syndical, en étant incapable de relier ses revendications, que je ne conteste pas dans leur principe, à ce drame qui domine et conditionne l’époque - les menaces sur la vie -, est devenu fondamentalement réactionnaire. (…) Ceux qui se battent pour le maintien de leur situation personnelle, souvent privilégiée sur le plan personnel, sans remettre en cause nos manières concrètes de vivre et de gaspiller ont tort. »
En interne aussi, le débat a provoqué des discussions enflammées en comité de rédaction. Denis Sieffert, directeur de la rédaction, a expliqué avoir dit au perturbateur que les termes de « “criailleries corporatistes” ressortissaient au vocabulaire libéral ». La discussion a été vive et elle a conduit Fabrice Nicolino à choisir de quitter l’hebdomadaire. Politis a publié une nouvelle explication de son ex-collaborateur, ainsi que des lettres de lecteurs approuvant son approche. L’un d’eux, Philippe Drion, « salue son courage pour oser aller à l’encontre d’une sorte de pensée unique, commune à presque toute la classe politique française, qui affirme que notre bonheur doit impérativement passer par plus de croissance, plus de productivité, plus de pouvoir d’achat et donc plus de consommation. »
La figure tutélaire du journal, Bernard Langlois, ironise par contre sur « les adieux de Fontainebleau d’un collaborateur de ce journal qui s’érige en porteur de la vraie croix écologiste », tout en reconnaissant que la gauche est « encore beaucoup trop marquée par le culte du progrès, de la croissance ». Mais cette gauche peut-elle accepter de proclamer la nécessité de réduire la consommation matérielle, un impératif qui reste au coeur de l’approche écologiste ?