Des faits parmi d’autres. Dix-neuf ans après sa fermeture, Le Nouvel Observateur révèle l’existence d’une base française d’essais d’armes chimiques de plusieurs milliers de kilomètres carrés dans l’Algérie indépendante. (23/10/1997)
Décembre 2002, Laurence Alavoine, ingénieur habilitée secret défense, disparaît dans des circonstances éclairantes sur les affaires nucléaires de son employeur, Schneider Electric. Et à propos, on ne trouve toujours pas l’Institut Laue-Langevin sur la carte de Grenoble, dans les panneaux Decaux. C’est pourtant une curiosité unique au monde, et digne d’être signalée, qu’un réacteur nucléaire en pleine ville.
N’en parlez pas au maire, Michel Destot, il a réponse à tous les soupçons. « Faire croire que l’on imposerait un « nanomonde » totalitaire à la population sans débat préalable relève non seulement de la manipulation mensongère mais aussi d’une forme de paranoïa politique bien connue, qui s’appuie sur le théorie du complot, la haine des élites, des élus, des responsables. » (Les Affiches. 2 juin 2006)
Les pages suivantes sont consacrées à l’invention de « la théorie du complot » par la sociologie libérale (Popper, Boudon, Taguieff), et faussement attribuée à la contestation radicale. Mais l’on verra aussi comment ces dénégations de complots constituent finalement un aveu, et comment cette « théorie du complot », débarrassée de ses traits caricaturaux, peut servir à comprendre la marche réelle des affaires.
Cette livraison constitue la première d’une série sur la gestion policière des sociétés à l’ère technologique, et le premier chapitre de Terreur et possession. Enquête sur la police des populations à l’ère technologique (L’Echappée, 2008, voir ici . )
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Lire aussi :
– L’invention du « sécuritaire », ou la liquidation de la gauche militante
– L’invention du contrôle, ou les complots du pouvoir
– Le Comitatus, ou l’invention de la Terreur
– Le Pancraticon, ou l’invention de la société de contrainte
I
Qui dénonce le mensonge, y compris avec l’appui des faits les mieux établis, échappe rarement à cette même accusation en retour. Les faits sont niés. La notion même de fait, récusée. Il s’agit de « construction ». Vous voyez midi à votre porte, mais pour d’autres il est minuit ; et pour d’autres encore ce mot de midi ne renvoie à aucun fait en soi. Tout au plus vous êtes-vous imaginé ce milieu du jour où le soleil atteint son zénith, comme ces malades mentaux atteints de radiophobie qui aux alentours de Tchernobyl, s’imaginent victimes de radiations nucléaires, quand ils ne souffrent que de peurs répandues par de pernicieux obscurantistes.
En somme, rien n’est vrai et la vie est un songe auquel j’assiste en spectateur, faute d’en rien savoir ni d’y rien pouvoir de positif. Mais cet « énoncé » serait déjà trop arrogant pour un « déconstructeur ». Quel est ce « je » qui pérore ainsi, et radote le paradoxe du Crétois ? Car s’il est vrai que rien n’est vrai, c’est faux, et si c’est faux, alors il y a du vrai. Tandis que rien ne permet de dire, ni de nier, qu’un certain Derrida, né en 1930, aurait été l’initiateur de la « déconstruction », ni qu’il serait mort en 2004 d’un très objectif cancer du pancréas, pour lequel il aurait requis, en vain, les secours de la médecine. Ce n’est qu’un point de vue, une « construction » parmi une infinité d’autres possibles, toutes également subjectives, l’horizon de l’objectivité reculant au fur et à mesure de l’approche du déconstructeur.
Deux conséquences ont beaucoup fait pour le succès de la déconstruction. D’une part l’ouverture de chantiers sans fin et de travaux à jamais en cours garantissant un emploi pérenne au personnel universitaire, puisque selon le dictionnaire des idées reçues : « L’imbécillité consiste à vouloir conclure. » D’autre part la quiétude procurée par cette impossible vérité. Si rien n’est vrai, tout est permis.
Chacun fait-fait-fait
C’qui lui plait-plait-plait
N’importe quoi ou rien du tout. C’est que la vérité contraint sous peine d’inconséquence, c’est-à-dire assez vite de fâcheuses conséquences ; quand son absence ou son élusivité libère tous les possibles : tous également vains. Voilà pourquoi toutes sortes d’étourneaux, d’ordinaire joyeux et tout à la dérision, s’indignent à l’évocation d’une vérité possible et – forcément – unique. Dans l’espace-temps que nous partageons, l’existence des chambres à gaz d’Auschwitz est non moins sûre que le plus court chemin d’un point à un autre. Mais ceux qui ne veulent ni obéir à leur conscience, ni en subir de reproches, doivent pour se sortir de contradiction accuser de tyrannie les véridiques : martyrs et géomètres.
Nos post-modernes nous ont ainsi révélé « que toute pensée cohérente portait en elle le totalitarisme, comme tout jugement tranché relève de la pratique policière. » (J. Semprun. « La nucléarisation du monde ». 1986, E. Lebovici)
Pour la couleur locale, nommons les Grenoblois Maffesoli et Lipovetsky, dont les ouvrages programmatiques (« Au creux des apparences », « Le temps des tribus », « l’empire de l’éphémère », « Le crépuscule du devoir », « l’ère du vide »), informent la sous-culture journalistique du bonheur trop méconnu de nos sociétés technopolitaines, tout en fournissant à ces sociétés leur idéologie en kit. Dans ce meilleur des mondes possibles, où tous les points de vue coexistent et s’annulent réciproquement, aimablement, dans un éclectisme languide, croire en la vérité reste la dernière opinion choquante, simplement parce que la vérité seule est révolutionnaire.
A quoi se connaît-elle ? demandera-t-on. Au soin qu’on met à la cacher. Cette société que l’on a diversement qualifiée d’industrielle, technicienne, des loisirs, de consommation, du spectacle et, récemment, de l’information, se révèle à l’examen une société du secret, et ceci constitue d’ailleurs son premier secret, celui qui couvre tous les autres. Secret scientifique, industriel et commercial, secret défense et services secrets, zones interdites et archives classées, sociétés écrans, paradis fiscaux, circuits financiers électroniques, censure par le silence ou par le bruit. Dans cette société prétendue « ouverte » par ses apologistes, il n’est rien de si difficile que de saisir une vérité partielle et d’en tirer le fil au-delà du voile de « transparence » et de communication derrière lequel on dérobe la vérité vraie ; car la vérité, c’est toute la vérité.
Si l’on qualifie les services secrets d’Etat dans l’Etat, c’est que le privilège du secret leur assure la supériorité sur l’extérieur de l’appareil. Les services secrets sont à l’Etat ce que l’Etat est au public. Et cette vérité pleine et entière à laquelle on arrive immanquablement chaque fois que l’on dévide la pelote, c’est que depuis des siècles nous sommes gouvernés par une société secrète que l’on nomme l’Etat ; et que ce secret est le premier secret de la société du secret..
On a vu souvent les services secrets fomenter des révolutions dans leur propre pays. Ainsi le KGB, la Stasi et la Securitate voici une vingtaine d’années. Les régimes passent, l’Etat reste. Il est simplement nécessaire d’en changer le nom quand il est trop compromis, et quelques règles quand elles menacent sa pérennité. Mais jamais cette évolution n’altère sa nature profonde. C’est ce qu’on nomme la « continuité de l’Etat ».
Ce secret est aussi un secret de polichinelle. C’est devenu un cliché depuis qu’Edgar Poe a publié son conte de « La lettre volée » de dire qu’on ne pouvait mieux cacher quelque chose qu’en la mettant en évidence. Quoique bien des dissimulateurs auront trouvé plus sûr d’enfouir si bien leur secret qu’on n’en soupçonne pas l’existence. Ainsi est-ce en mars 2006 que Libération nous aura appris celle d’un programme secret de guerre biologique, mené entre 1921 et 1972 par le Centre de Recherche du Service de Santé des Armées (CRSSA). Mais pour un secret dont le huitième émerge après coup, quand cela n’a plus d’importance ou que cela devient utile, combien d’enterrés avec leurs dépositaires, et combien, surtout, continuent souterrainement d’agir sur le monde ?
Le règne du secret est d’une évidence telle qu’on en fait des films, des livres, des émissions, dites de fiction ou d’information, peu importe, et ainsi cette concurrence des leurres sert à discréditer l’existence de vrais secrets comme autant de contre-feux. L’existence d’armes ou d’unités secrètes, par exemple, est reléguée au rang de superstitions, au même titre que les incursions d’ovnis et d’extra-terrestres. Dix-neuf ans après la fermeture de B2-Namous, le Nouvel Observateur révélait l’existence de cette base française d’essais d’armes chimiques de plusieurs milliers de kilomètres carrés dans le Sahara algérien (N.O, 23/10/1997), ce qui n’est pas rien, mais aussi la complicité foncière des liens entre états et armées, français et algériens, quels que soient leurs simulacres de chicanes officielles, ce qui est bien plus. Seule manquait la localisation actuelle des essais chimiques de l’armée française depuis 1978. A Mourmelon ? Au Bouchet dans les Yvelines ?
Simultanément, la révélation sporadique et partielle de secrets faux ou éventés renforce ce climat de superstition et fait planer une menace tacite. Les plus fortes têtes doivent se demander « et si c’était vrai ? », et dans le doute s’abstenir. La vraie révélation de secrets obsolètes, c’est la confirmation de l’existence du secret.
Il faudrait d’ailleurs examiner dans quelle mesure certaines superstitions n’ont pas été sciemment répandues, afin de rendre toute réalité douteuse et menaçante, comme l’on a répandu des nuages de bactéries au-dessus de New-York et de San-Francisco afin d’ajuster de futures attaques biologiques. (cf. D. Leglu. La Menace. R. Laffont. 2002)
Mais de toute façon, qui aime aller dans les bois, ou descendre de nuit à la cave ?
Autre cliché, nous avons tous dans la rétine un point dit aveugle, où se connecte le nerf optique. Est-ce Bataille qui le premier a comparé ce point aveugle à celui que nous avons dans l’entendement ? L’évidence, souvent, se cache dans ce point aveugle, tel le nez au milieu de la figure. On ne voit pas, justement parce que cela crève les yeux. Reculez d’un pas, cette évidence vous saute aux yeux, comme une forme jaillit du fond d’un tableau. Et qu’est-ce qu’une idée, sinon une saillance de l’informe ? Nous, sans-pouvoir, devons rendre visible l’ordre caché du pouvoir, derrière l’apparence de chaos dont il s’enrobe.
Il paraît aussi qu’à son premier voyage, des îliens d’Océanie ne voyaient pas l’énorme bateau à l’ancre devant leur plage. Simplement parce que ce vaisseau fantastique ne renvoyait à aucune configuration neuronale dans leur conscience passée. Le pouvoir qui façonne notre expérience exerce sur nous une hypnose similaire : voyant le monde par ses yeux, nous voyons très franchement des mosquées à la place des usines, de la neige au lieu d’un ersatz de bactéries et de protéines, de bons savants à la place d’assassins. Mais les voisins du laboratoire P4 de Lyon, ou du centre de retraitement des déchets nucléaires de La Hague, ne les voient pas plus qu’on ne voit l’Institut Laue-Langevin sur la carte de Grenoble affichée dans les panneaux Decaux. C’est pourtant une curiosité unique au monde, et digne d’être signalée, qu’un réacteur nucléaire en pleine ville.
Monseigneur Berkeley, l’évêque du solipsisme, qui ne reconnaissait pas de réalité hors de lui-même, prenait pourtant soin de regarder avant de traverser la rue, ce qui lui évita de périr écrasé comme Roland Barthes par un autobus. Jacques Derrida ne parvint pas à déconstruire son cancer qui n’était pourtant qu’une question de point de vue. Peut-être est-ce l’industrie du cancer qu’il eût fallu déconstruire, à commencer par les usines chimiques et les laboratoires pharmaceutiques, et en achevant par les cancéropoles.
Quant à nos oracles post-modernes qui avaient ratiociné la fin de l’histoire et des « grands récits », la dispersion du sens, de l’individu, de la société, sous la bulle close d’un immense parc de loisir, dans l’ivresse d’un perpétuel instant, on voit bien qu’ils ne parlaient que d’eux et de leurs étudiants. Cependant qu’ils se grisaient dans l’ultime fête des fous à l’abri définitif, croyaient-ils, de leur cloche de verre, l’histoire, au contraire de leurs hallucinations, connaissaient l’accélération de grandioses débâcles. Avec l’intensification de l’économie planétaire unifiée ressurgit un messianisme d’autant plus agressif qu’on l’avait refoulé. Il n’y a plus de réserve ni d’ailleurs, et, n’en déplaise aux embrouillés de la « complexité », jamais le réel n’a été aussi « simpliste », laminant les rêves centristes et juste milieu de la classe moyenne, entre l’infime oligarchie planétaire et la prolifération galopante d’une populace de parias, qu’il n’est même plus intéressant de « gérer ». Jamais la lutte finale n’aura mieux mérité son nom. Non seulement parce que dans ce monde fini plus personne n’échappe au duel terminal entre dominants et dominés, mais parce que dans son perpétuel besoin d’expansion et de technification, c’est le milieu lui-même que la domination a engrené, donnant ainsi au conflit une dimension apocalyptique. De son issue dépend maintenant la survie de l’humanité et la fin du monde.
Marx vous l’avait bien dit : cette guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, finit toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. Ceux qui s’intéressent à la « mondialisation » et à la fuite en avant technologique trouveront dans ce manifeste de trente pages, rédigé voici 160 ans à l’intention des ouvriers, des explications plus claires et perçantes que toute la logorrhée alterno-universitaire excrétée depuis vingt ans sur le sujet. Mais il paraît qu’en-dehors de Finkielkraut, plus personne n’est capable de lire ce que lisaient les ouvriers d’autrefois.
On se souvient de Philipullus le Prophète, vêtu d’un drap et agitant sa clochette pour annoncer par les rues de la ville que les temps sont proches et qu’il faut se repentir. On ne compte plus désormais les mises en garde d’éminences académiques et scientifiques contre les risques de destruction de la Terre et de ses habitants, à laquelle ils avaient jusqu’ici collaboré de tout leur zèle rationnel et progressiste. Il n’en manque pas pour confier mezzo-voce « que c’est déjà trop tard ». Ces gens-là étant les mieux placés pour savoir ce qu’ils ont fait, on ne désespère pas de voir, avant la fin des temps, la foule courir sus les blouses blanches au coin des rues, et leurs chefs se promener au bout des piques.
Depuis le 6 août 1945, le spectre de cette fin du monde n’a cessé de croître, obsédant aujourd’hui jusqu’aux discours d’Etat. Une catastrophe qu’on ne peut plus nier ni empêcher peut encore servir à renforcer le pouvoir de ceux qui l’ont provoquée, par la déclaration de l’état d’urgence, comme en Louisiane après l’ouragan Katrina. Ces mêmes écocidaires qui ont imposé la destruction du milieu au nom de l’économie absolue, qui ont écrasé depuis 40 ans la critique écologique, se muent déjà sous nos yeux en dictateurs écologistes au nom du salut public. La même dévotion de masse qui avait sacralisé le gaspillage et la destruction, va re-sacraliser la lésine et le ménagement des paysanneries âpres au gain, sous l’ordre « naturel » des hiérarchies traditionnelles. Il n’y manquera ni le rationnement, ni le marché noir.
Rien, pourtant, n’était moins imprévu depuis des décennies, que ces déluges annoncés par tant de cassandres et prophètes de malheur. Ils ne pouvaient pas toujours arriver après nous. Mais on peut toujours en rendre coupables les oiseaux de mauvais augure, et les éradiquer comme autant de porteurs du virus H5N1.
Ce spectre, bien sûr, est celui des 100 000 Japonais consumés dans l’holocauste nucléaire à la gloire du Moloch scientifique - car l’extermination, comme à peu près toute chose, est devenue scientifique. D’où la fameuse une du Monde, le 8 août 1945 : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon. »
Dans l’extermination des Juifs d’Europe, il restait, malgré tous les efforts des chefs nazis, de la haine, c’est-à-dire un sentiment, et du face à face entre bourreaux et victimes, c’est-à-dire de l’archaïsme. Par ces deux traits et quelle que soit son ampleur, elle présentait plus de similitude que de différence avec celle des Tutsis et des Amalécites. Avec les expériences in vivo d’août 1945, l’humanité a compris qu’il n’y avait plus besoin de motif, même délirant, à l’annihilation de masse – tout au plus d’un simple gain tactique et opérationnel. Elle a vu comme l’éthique guerrière avait évolué de Guernica à Hiroshima, en fonction des dernières avancées des connaissances ; et que n’importe quelle de ses fractions en pouvait être victime à n’importe quel moment, et non seulement les boucs émissaires traditionnels. Elle a admis que cette expérience répétée à grande échelle et sous des formes variées, civiles et militaires, entraînerait tôt ou tard sa disparition et celle d’à peu près toute vie. Et de fait, le projet Manhattan reste le modèle indépassé de toutes ces campagnes scientifico-industrielles, depuis l’explosion inaugurale.
Maintenant, nous pouvons rire des craintes des vieux paysans, qu’on ne détraque le temps avec toutes ces bombes.
Les hommes d’aujourd’hui sont les ombres de ces morts radiographiées sur les murs d’Hiroshima, et c’est pourquoi ils sont si tristes. Ils attendent leur tour. Et s’ils ont tant de honte, de remord, et de besoin d’expiation, c’est d’appartenir à la même espèce que cette caste perverse, ayant abdiqué son humanité comme son inhumanité, pour se muer par volonté de puissance, en pure machine à détruire.
II
Les journalistes qui aiment se croire dans le secret des dieux disent qu’il y en a peu ou pas ; qu’il est impossible de tenir un secret dans nos sociétés « ouvertes » ; que des fuites percent des pays les plus étanches ; et que ce qu’on ignore, des détails techniques, ne vaut pas la peine d’être connu. Ils répètent ainsi ce que leur disent les politiques, les militaires, les policiers, avec qui ils se flattent de déjeuner et à qui, entre gens supérieurs, ils rapportent en retour leurs propres observations sur les affaires et les personnes. On le sait parce que les uns et les autres finissent toujours par s’en vanter dans les livres qu’ils n’auraient pu écrire sans leur mutuelle collaboration. D’ailleurs la justice a confirmé l’an dernier, après plusieurs années de procédures, que le directeur et le chroniqueur militaire du Monde étaient bel et bien d’honorables correspondants de la DGSE (Direction Générale à la Sécurité Extérieure).
Il est assez simple de tenir la presse nationale, celle qui donne le ton, du fait de sa concentration. Il n’y a par exemple, qu’un spécialiste des « services » par média, et dépendant d’eux pour une information qu’il est bien incapable de vérifier. De temps en temps, son contact lui glisse un avis exploitable, moyennant quoi il respecte fièrement d’autres confidences plus ou moins controuvées. Par empathie professionnelle, il se vit plus comme le porte-parole des « services » que comme l’œil du public. Phénomène d’ailleurs commun, et les chroniqueurs scientifiques ne manquent pas plus de défendre la recherche, que les chroniqueurs sportifs ne manquent de défendre les usagers de certaines trouvailles.
En jargon de presse s’intéresser au suicide d’un ministre, au contrat Eurodif, ou à la police politique, c’est « faire un sujet parano ». Une locution qui implique d’emblée scepticisme et distance des collègues et supérieurs hiérarchiques. Selon le glossaire de psychiatrie, la paranoïa « concerne des troubles du caractère spécifiés par l’orgueil, la méfiance, une susceptibilité exagérée, un jugement faux, une tendance aux interprétations qui favorise un délire et engendre des réactions agressives. » Dans le langage des post-soixante-huitards, l’adjectif parano indique soit l’obsession des menaces et des machinations, soit, par extension, le danger réel qui auréole certaines activités et organisations, ménageant ainsi un flou commode à une neutralité nerveuse. Bref, il faut être fou pour creuser des secrets d’Etat qui 1) n’existent pas 2) dégagent une de ces sensations d’effroi à laquelle nul ne peut se tromper, quoiqu’on ne l’ait jamais éprouvée. Ainsi l’affaire Alavoine fait-elle partie de ces rares sujets « parano » à avoir vu le jour.
Le 14 décembre 2002, Laurence Alavoine, ingénieur chez Schneider Electric, disparaît dans la Dent de Crolles, une montagne voisine de Grenoble. Trois mois plus tard, le premier article consacré à cette disparition nous apprend que cette marcheuse aguerrie, mariée et mère de famille, craignait pour sa vie et sa famille. « Diplômée de Polytechnique et des Mines, habilitée secret défense, elle a intégré la société en 1991, après trois ans passés chez Matra, où elle a participé au projet spatial Hermès. Chez Schneider, elle rejoint un des départements les plus sensibles : SES, pour Safety Electronics and Systems, également appelé Sécurité Nucléaire. Entre 1996 et fin 2000, date à laquelle, elle quitte SES pour rejoindre des activités civiles, elle gère le montage technique et financier de rénovation de plusieurs centrales nucléaires dans les pays de l’Est. Après Tchernobyl, des financements de la Communauté européenne ont favorisé l’exportation du savoir-faire de Schneider vers l’Est. (…) A l’été 2001, puis en novembre, elle évoque ses craintes de « disparaître », sa connaissance « d’une affaire dangereuse » » (Libération, 29 mars 2002)
Elle parle notamment d’une mission qui aurait mal tourné en Ukraine, elle est suivie, se sent en danger. « Un autre membre de Schneider a raconté à Olivier Alavoine (NDR : son mari, lui-même ingénieur électronique) l’épisode d’une mort suspecte sur un site nucléaire ukrainien. En juin, elle s’interroge sur l’envoi de matériel nucléaire en Afghanistan, une hypothèse troublante dont elle fait part à son mari. » (Libération. 29 mars 2002)
Les Nouvelles du Nucléaire font dire à ce mari qu’« Elle était au courant « d’histoires sensibles », notamment d’un envoi de matériel nucléaire en Afghanistan et de l’équipement électrique de bureaux appartenant au père d’Oussama Ben Laden » (http://resosol.org/TamTam/2002/Ttam0602Nuc.html). Ce qui, on en conviendra, est presque trop beau.
« A cette époque encore, elle archive de façon inhabituelle à son domicile les notes de frais de ses missions en Ukraine, Bulgarie, République Tchèque, ainsi que des copies de cartes de visite des personnes rencontrées lors de ces séjours. » (Libération. 29/03/02) En avril 2002, elle confie à sa sœur « qu’elle savait trop de choses, que c’était pire que l’affaire Elf. Cela m’a frappée car il s’agissait de la seule conversation sur son travail que nous ayons eue ces dernières années. » (Libération. 29/03/02)
Le lendemain de sa disparition, son mari trouve dans la table de nuit un texte de douze pages où Laurence Alavoine « décrit quelques épisodes du département SES », « suggère aussi des faits troublants concernant la négociation de certains marchés, rapporte des propos de cadres sur des promesses de commissions. Le texte s’achève par une note biographique sur douze de ses collègues. » (Libération. 29/03/02)
En recherchant le fichier dans l’ordinateur familial, Olivier Alavoine découvre que ce texte a été enregistré vers 11 heures, le matin même de la disparition de sa femme. Vers 15 heures, après avoir consulté la météo et averti son mari, elle part en montagne.
En décembre, à Grenoble, le soleil se couche à 17 heures. Après coup, son mari juge bizarre cette balade tardive, en Chartreuse, à une demi-heure de voiture et dans un coin mal connu de sa femme, alors qu’elle a coutume de marcher dans le Vercors, juste au-dessus de chez eux. Mais nous avons tous nos coups de tête, et d’ailleurs un promeneur la voit sur le sentier du Trou du Glas, un site de spéléologie.
Le lendemain, 15 décembre, Olivier Alavoine alerte la gendarmerie. On retrouve la voiture de Laurence Alavoine au col du Coq, sous la Dent de Crolles, « garée sur la pente » , s’étonne son mari, alors qu’elle a, dit-il, « la hantise que le frein à main lâche. » (Le Monde. 5 avril 2002)
Pendant trois mois, « Olivier Alavoine utilise ces archives pour mener son enquête, contacte les personnes dont il a trouvé chez lui la carte de visite, approche des congrégations du massif de la Chartreuse réputées abriter des personnes se sentant en danger. Il a pu visiter le bureau de son épouse, sans pouvoir consulter la mémoire de son ordinateur professionnel. Il a fait lire le texte de son épouse à deux enquêteurs. Peu de commentaires en retour, l’attente de la fonte des neiges pour avoir davantage de certitudes. Par une ancienne relation, Olivier a pris contact avec un membre de la DGSE qui semble s’intéresser à cette disparition. » (Libération. 29/03/2002)
Le Monde ( 5 avril 2002) rapporte que dans son texte, Laurence Alavoine faisait allusion à « une enquête de la direction financière » à propos d’un versement « d’environ 200 kF » en Bulgarie, mais la direction de Schneider Electric à Grenoble se refuse à tout commentaire.
Presque aussitôt après ces articles, le 12 avril 2002, un randonneur découvre le corps de Laurence Alavoine, « sous un sapin, dans un pierrier raide, recouvert en grande partie par la neige. » (Le Daubé. 13 avril 2002) « L’autopsie révèle plusieurs fractures aux jambes. Mais aucune trace « suspecte », c’est à dire, ni coup, ni blessure par balle ou arme blanche, ni poison. En revanche, selon le médecin légiste, Laurence Alavoine aurait perdu connaissance à la suite de sa chute mais sa mort aurait été provoquée par le froid. » (Objectifs Rhône-Alpes. Mai 2002)
Le procureur de la République ne voit rien dans les circonstances de cette mort qui justifie l’ouverture d’une information, mais « Une enquête discrète des services spéciaux français serait aujourd’hui en cours. Le mari de Laurence Alavoine aurait même été longuement interrogé. Et le texte de 12 pages rédigé par la victime minutieusement décortiqué. (…) « Non, je n’ai subi aucune pression » assure Olivier Alavoine qui tient des propos beaucoup plus prudents et nuancés qu’il y a quelques semaines. » (Id)
Il se peut fort bien que Laurence Alavoine soit morte d’un accident, au même titre que n’importe quel simple citoyen, et que certaines bizarreries et coïncidences entourant son décès ne soient rien d’autre. Par exemple, la découverte de son corps, dans une zone déjà ratissée par une centaine d’hommes, au moment où la publication d’articles sur sa disparition pointait l’attention sur les affaires nucléaires du groupe Schneider. Mais toutes sortes de liens, comme on dit sur la toile, s’activent autour de cet accident. Le Grenoblois se souvient que Schneider, c’est l’ancienne société Merlin-Gérin qui dans les années 1960, remportait déjà de gros contrats d’électro-mécanique de sous-marins nucléaires. Le lecteur de journaux se rappelle des morts plus que suspectes, sans coup ni blessure par balle, arme blanche ni poison, dans l’affaire des « Frégates de Taïwan » par exemple - une affaire de rétro-commissions - où l’on vit un capitaine de vaisseau, un ex-agent de la DGSE, et un dirigeant bancaire, tomber de leur fenêtre. Le simple citoyen ne s’étonne pas que la voisine d’à-côté soit « habilitée secret défense », ni d’apprendre à quelles troubles et périlleuses activités se livre l’un des plus gros employeurs locaux. Il en serait plutôt fier comme un esclave peut avoir l’esprit maison. Le mari ne voit pas de meilleure raison à la disparition de sa femme que ces activités. Il enquête. Il a une relation qui a des relations avec un service secret. C’est à dire qu’il a des relations avec ce service secret où l’on prend ses raisons au sérieux. Soudain, c’est l’autre normalité, celle qui d’ordinaire va sans dire, qui déchire les apparences et fugitivement reprend le dessus. Dans ce monde tacite et réel, il va de soi que les mœurs des affaires, et surtout dans le secteur stratégique des hautes technologies, sont celles de sociétés criminelles avec lesquelles elles s’hybrident de plus en plus. C’est qu’à partir du moment où la guerre devient une branche des hautes technologies, celles-ci ne peuvent plus être que le théâtre de cette guerre.
Mais dès les origines, trafic et piraterie n’étaient que deux variantes d’une même activité, suivant les opportunités.
III
Les courtisans d’aujourd’hui ne se formalisent plus d’entendre dire que le roi est nu, ni qu’ils travaillent pour le crime organisé. Ils sourient juste qu’on puisse enfoncer pareille porte ouverte.
Insistez, et le plus irrité lâchera, comme une bombe à couper le souffle, le mot de fantasmes. Dans la langue du pouvoir, les fantasmes désignent toutes opinions négatives sur ses vices tacites. Parmi les plus communs, le soupçon qu’il pourrait sciemment, ou non, empoisonner les populations avec des produits industriels : fibres d’amiante, ondes électro-magnétiques, rejets de dioxine. Que des connivences d’intérêts pourraient souder les cercles du pouvoir, scientifiques, industriels, militaires, médiatiques, contre ces populations. Que des dispositifs législatifs, manipulatoires, et coercitifs, de mieux en mieux combinés et performants, pourraient être employés contre les récalcitrants. Que des services, privés ou publics, légaux ou non, mais toujours obscurs, pourraient épier, léser, ou autrement incapaciter, les plus rétifs aux vérités officielles.
A ce propos, et en gage de loyauté, on voudrait signaler les soldats de l’opération Daguet qui s’indignent tardivement d’avoir servi de cobayes au Centre de Recherche du Service de Santé des Armées. (Le Monde. 18/19 décembre 2005) Bien du bruit pour quelques comprimés de modafinil, un inhibiteur du sommeil. Les malades imaginaires de Grignon, en Savoie, doutent encore, malgré les études de l’Institut National de Veille Sanitaire, que l’incinérateur voisin de Gilly-sur-Isère ne soit pour rien dans les 85 cas de cancer affligeant une seule et même rue de leur localité. (Le Daubé. 3/12/06) Il faudrait y aviser. Les curieux ne peuvent s’empêcher de noter qu’en-dehors de « l’affaire des frégates de Taïwan », il y a des morts qui tombent bien. Celle du promoteur Jean-Claude Méry aura enterré avec lui l’affaire Chirac, dite « des HLM de Paris ». Sans doute ne suffit-il pas d’être le bénéficiaire d’une mort pour en être coupable, est-il abracadabrantesque d’imaginer qu’on puisse provoquer le cancer d’un gêneur ? Un homme qui fait pschitt, et c’est tout un dossier qui disparaît. Mais pour les initiés, le vrai fantasme serait de croire qu’on puisse par la nomination de magistrats scrupuleux, et la sage lenteur de leurs procédures, retarder jusqu’à l’oubli du public et l’extinction des gêneurs, les procès embarrassants.
On peut poser en principe qu’un fantasme est une évidence qui n’a pas franchi un certain seuil d’admission. Avant ça ne se dit pas, après ça va sans dire.
Avant, c’est un fantasme de dire que les nanotechnologies servent un projet d’homme-machine dans un monde-machine. Après, c’est une évidence que cet irrésistible progrès n’ira pas sans une vigilante kyrielle de « mesures d’encadrement », « comités d’éthique », et « conférences citoyennes ».
Avant, on ne peut pas dire que la société industrielle nuit à l’homme, puisque « l’espérance de vie augmente ». Après, il va de soi que l’épidémie de stérilité dûe à la pollution chimique, la fragilité des nouvelles générations, et la destruction du milieu, menacent l’espèce humaine. Et donc, à quoi bon épiloguer sur le sujet, ou sur les responsabilités des dénégateurs, ou sur le moment et les motifs de leur volte-face ?
On peut aussi clamer ces nouvelles évidences pour effacer ses dénégations de la veille et se poser en lanceur d’alerte.
Il est suave d’entendre un ancien vice-président des Etats-Unis, un président français, protecteur de la chimie européenne et du nucléaire hexagonal, et les scientifiques du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’Evolution du Climat, nous mettre en garde contre les conséquences de la révolution industrielle, tels Rachel Carson ou une assemblée d’anti-nucléaires voici trente printemps.
En revanche, ce qui reste du fantasme, c’est de dire que le complexe militaro-scientifique américain travaille sur « l’arme climatique », et que si l’on parle tant cette année du réchauffement planétaire, c’est parce que ce complexe a enfin ses propres solutions techniques à imposer. Disons-le donc, puisque le rôle des ingénus est de transformer certains fantasmes en évidences, ou si l’on veut, de renverser les évidences. Car la langue va où la dent fait mal et le pouvoir ne peut se contenter de demi-mensonges. Au moindre accroc, c’est toute la trame qui file. Il lui faut donc inverser les mots et les choses pour ne pas se contredire.
Dans ce carnaval permanent et cette fatrasie universelle, cela devient un jeu de société que de retourner les mensonges de la domination, comme l’on remettrait un costume à l’endroit.
On rit d’entendre dire que le soleil, la pluie, les montagnes environnantes, sont responsables des pics d’ozone, des inondations, et des nuages de pollution plutôt que les rejets automobiles et industriels, la déforestation et le bitumage des sols. On s’étouffe d’entendre appeler « ferme », une usine à dindes de mille salariés, et qu’on puisse attribuer aux oiseaux sauvages, plutôt qu’à ces incubateurs industriels, l’origine de la grippe aviaire.
Il faut être un pur produit du système Bokanovsky pour gober qu’un parc puisse être « naturel », la nature et l’intelligence « artificielles », les machines « intelligentes », la réalité « virtuelle ». On exige de plus en plus des scientifiques et des industriels la preuve de l’innocuité de leurs produits, plutôt qu’on exige de leurs victimes, la preuve de leur nocivité. Chacun son illumination. Les uns découvrent qu’il n’y a pas de question immigrée dans les quartiers « sensibles », mais un problème raciste dans les quartiers insensibles. Les autres que l’Aide Publique au Développement relève strictement du double pillage, des bailleurs et des destinataires, au profit de nos grandes compagnies. On note que l’Agence Inter-gouvernementale pour l’Energie Atomique organise la prolifération nucléaire sous couvert de la combattre. Ce pourquoi elle reçoit le prix Nobel de la paix, comme le criminel de guerre, Kissinger. Des penseurs s’avisent que le dysfonctionnement est devenu le fonctionnement par un autre nom de toute la machine sociale, comme l’état d’exception devient bientôt sa règle.
IV
Pour sauver les apparences, leurs défenseurs redoublent souvent l’accusation de fantasmes par celles de romans et de science-fiction. Des esprits faibles, influencés par leurs lectures ou par des films, confondraient leurs imaginations et la réalité. Ainsi les lecteurs de « La constance du jardinier », ou les spectateurs du film éponyme, pourraient se figurer que des laboratoires industriels, tels le Labo Gilead Sciences, expérimentent sans scrupule leurs molécules anti-sida, le Terrafovir par exemple, sur des cobayes africains, au Nigéria, disons, au Cameroun, au Botswana, au Malawi. Pareille élucubration a trouvé un écho jusque dans le Monde diplomatique de juin 2005.
Quant aux intoxiqués de science-fiction, il est notoire que sous l’emprise des visions paranoïaques d’un Philip. K. Dick, ils hallucinent la venue d’un monde dévasté par la pollution et les bouleversements climatiques, à la faune en voie de disparition, où l’expression « police scientifique » serait un pléonasme, où manipulations génétiques, traitements psycho-actifs, et implants corporels, aboutiraient à la mutation de l’humanité en une variété de monstres plus ou moins compatibles. Chacun peut voir ce qu’il en est en réalité, et faire justice d’amalgames abusifs. Ce n’est pas parce que d’ingénieux chercheurs pilotent des « roborats » à l’aide d’électrodes implantés dans le cerveau, qu’on en fera autant aux hommes. Ce n’est pas parce que des machines, encore grossières, transcrivent votre activité neuronale, que la police de la pensée va bientôt vous arrêter. Et bien sûr, ce n’est pas parce que les laboratoires de neurobiotechnologie travaillent à l’homme bionique, qu’on va produire à volonté, tantôt des sous-hommes, tantôt des surhommes-machines.
Depuis Zola (« Le Roman expérimental ». 1879), sinon depuis Balzac, tout un courant narratif a tendu au plus grand réalisme, substituant l’enquête et la documentation à l’imagination. Ce réalisme s’est d’autant plus imposé dans la littérature futuriste que ses auteurs, souvent de formation scientifique, cherchaient leur matière dans l’état des sciences, tandis que des scientifiques venaient puiser dans leurs livres, des directions de recherche.
« La technologie et la science-fiction entretiennent depuis longtemps une curieuse relation, note Eric Drexler, l’imprésario des nanotechnologies. Pour imaginer des technologies du futur, les auteurs de SF ont été guidés en partie par la science, en partie par les grands désirs humains et en partie par la demande du marché en histoires insolites. Certaines de leurs rêveries sont devenues plus tard des réalités, parce que des idées qui semblent plausibles et intéressantes dans la fiction sont parfois possibles dans la réalité. Qui plus est, quand les scientifiques et les ingénieurs prédisent une importante avancée, comme les vols spatiaux grâce aux fusées, les auteurs de SF s’emparent de l’idée et la popularisent.
Puis quand les avancées en ingénierie rendent ces prédictions proches de leur réalisation, d’autres auteurs examinent les faits et dépeignent des perspectives. Ces descriptions, à moins qu’elles ne soient vraiment très abstraites, sonnent alors comme de la fiction. Les possibilités de demain ressembleront toujours à la fiction d’aujourd’hui, comme dans le cas des robots, des fusées et des ordinateurs qui ressemblent à la fiction d’hier. » (E. Drexler. Engins de création. Vuibert)
L’inconvénient du roman noir et futuriste ne gît pas dans sa fiction, mais dans sa plausibilité. D’expérience, le public y trouve plus de vérité que dans les visions officielles du monde. De haut en bas, rien de si répandu qu’un cynisme en contradiction à peu près absolue avec cette innocence de façade. Et d’ailleurs, c’est pour la forme que l’on s’oblige à démentir, quoique chacun n’en pense pas moins. A peu près toute vérité peut se dire sous couvert de fiction, cependant que le mensonge légal a cours forcé sous couvert de vérité. Et ainsi le sous-monde infernal ne submerge jamais l’impassible surface.
Si l’on contait Barbe Bleue à Gilles de Rais, il y prendrait sans doute un plaisir extrême. On peut conter à leurs auteurs, les crimes du Château, les pillages des barons d’Elf ou du Crédit Lyonnais, les ravages de Total, les massacres de l’armée française, les trafics d’armes, de déchets, de minerais, de capitaux, ils jugeront le film en connaisseurs. En vérité, on peut tout dire puisque n’importe quoi se dit, et que les mille moulins de la communication répèteront en boucle : fantasmes, romans, théories du complot. L’avantage de ces fausses fictions, c’est de discréditer les accusations auprès des naïfs, tout en offrant une revanche limitée, rumeurs et railleries, aux fortes têtes, et un avertissement tacite aux téméraires. En fin de compte, c’est le trouble qui l’emporte, l’effroi diffus, la reconnaissance pénible d’être le sujet d’un appareil tout-puissant, dont le patelinage ordinaire est à tout instant convertible en pur terrorisme.
V
Le 2 juin 2006, dans une enceinte de barrières comble de forces de police, Michel Destot, député-maire de Grenoble, pourfendait les manifestants contre l’inauguration de Minatec.
« Faire croire que l’on imposerait un « nanomonde » totalitaire à la population sans débat préalable relève non seulement de la manipulation mensongère mais aussi d’une forme de paranoïa politique bien connu, qui s’appuie sur la théorie du complot, la haine des élites, des élus, des responsables. » (Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné. 2 juin 2006)
Passons sur l’aveu : ce n’est donc pas sans débat que l’on impose un nanomonde totalitaire, fut-ce à la population de ravis la plus technoïde qui soit. En évoquant comme s’il était capable de l’exposer une fumeuse « théorie du complot », Michel Destot tente d’exhiber un signe extérieur de richesse intellectuelle. Mais comme il n’est que le premier gogo inter pares de toute sa promo d’ingénieurs parvenus, il tombe inévitablement dans le faux chic.
Jadis, on mettait en garde tout jeune militant contre « la conception policière de l’histoire » ; c’est-à-dire la conception que la police était censée se faire de l’histoire. L’idée notamment que les troubles étant dus à quelques meneurs à la tête d’une poignée de factieux, il suffisait d’extirper cette minorité agissante pour ramener l’ordre. Selon cette théorie, les cimetières sont bel et bien pleins de gens irremplaçables. De grands hommes qui font l’histoire, tels Gandhi ou Mussolini, sans qui l’Inde n’aurait pas conquis son indépendance, ni l’Italie subi le fascisme. Des groupes, tels les 50 militants qui le 1er juillet 1921, à Shanghaï, fondèrent le Parti Communiste Chinois. Et même de petits hommes, des anonymes, tel ce faubourien qui le premier cria : « A la Bastille ! » Et ne l’eut-il pas crié que personne, peut-être, ne l’aurait fait ; et Louis XVI aurait eu raison d’écrire dans son journal, à la date du 14 juillet 1789 : « Aujourd’hui, rien. »
La théorie opposée soutient au contraire qu’il n’est pas de sauveur suprême, mais uniquement un homme de la situation. Engels, le 25 janvier 1894, l’écrit à Starkenburg, un social-démocrate allemand.
« Naturellement, c’est un pur hasard que tel grand homme surgisse à tel moment déterminé, dans tel pays donné. Mais si nous le supprimons, on voit surgir l’exigence de son remplacement et ce remplacement se trouvera tant bien que mal, mais il se trouvera toujours à la longue. Ce fut un hasard que Napoléon, ce Corse, fût précisément le dictateur militaire dont avait absolument besoin la République française, épuisée par sa propre guerre ; mais la preuve est faite que, faute d’un Napoléon, un autre aurait comblé la lacune, car l’homme s’est trouvé chaque fois qu’il a été nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si Marx a découvert la conception matérialiste de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais d’avant 1850 prouvent qu’on s’y efforçait, et la découverte de la même conception par Morgan est la preuve que le temps était mûr pour elle et qu’elle devait nécessairement être découverte. »
L’histoire n’a pas manqué de policiers imbus de conceptions matérialistes, ni de révolutionnaires imbus de conceptions policières. Parmi les premiers, ceux qui savent qu’une émeute doit plus à la situation qu’au talent des agitateurs. Parmi les seconds, tous ces terroristes qui ont cru abattre l’hydre en frappant à la tête. Tous ont également raison, simplement parce qu’ils ne se placent pas à la même échelle de temps. Dans la longue durée, l’évolution collective des sociétés accouche de situations, sans forcément susciter l’homme de la situation. Dans les crises de l’histoire immédiate, c’est au contraire l’individu, le petit nombre, qui est décisif, parce que le propre des situations de crise, c’est d’ouvrir d’autres directions que « le sens de l’histoire » ; et que sur le vif, l’action d’un seul peut tout. Et l’événement, finalement, est l’enfant de la situation et de l’homme de cette situation. Voyez Lénine imposant le putsch d’octobre à tout son comité central apeuré. Rien n’assure que la situation eut inventé Hitler, cet Autrichien, s’il n’avait pas existé ; qu’un autre des aspirants fürher qui grouillaient sur la crise allemande (Kapp, les frères Strasser, Röhm), aurait su magnétiser la rage nationale, se rendre indispensable aux commanditaires, accéder à la chancellerie etc. Si l’histoire était jouée d’avance, rien ne servirait que les hommes s’en mêlent, mais ceux-ci, par leur action, transforment une situation donnée. Et ainsi, la police a raison de rafler les trublions pour enrayer les troubles, comme les trublions ont raison de protester que leur rafle ne résoudra pas la situation.
En 1921, quand Victor Serge publie son compte-rendu des archives de l’Okhrana, « Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la répression », on comprend encore ce que signifie « la conception policière de l’histoire », même si la formule ne figure pas dans son livre. Dans cette étude Serge entend démontrer « qu’il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand il monte, et que toutes les polices, quels que soient leur machiavélisme, leurs sciences et leurs crimes, sont à peu près impuissantes… »
« La police devait tout voir, tout entendre, tout savoir, tout pouvoir… La puissance et la perfection de son mécanisme apparaissent d’autant plus redoutables qu’elle trouvait dans les bas-fonds de l’âme humaine des ressources inattendues.
Et pourtant elle n’a rien su empêcher. (…)
Car la révolution était le fruit des causes économiques, psychologiques, morales, situées au-dessus d’eux (NDR : des policiers) et en dehors de leur atteinte. (…) Car c’est l’éternelle illusion des classes gouvernantes de croire que l’on peut enrayer les effets sans atteindre les causes, légiférer contre l’anarchisme ou le syndicalisme (comme en France et aux Etats-Unis), contre le socialisme (Comme Bismark le fit en Allemagne), contre le communisme comme on s’y évertue aujourd’hui un peu partout. Vieille expérience historique. L’Empire romain, lui aussi, persécuta vainement les chrétiens. Le catholicisme couvrit l’Europe de bûchers, sans réussir à vaincre l’Hérésie, la Vie. »
En 1954, quand Manes Sperber publie dans la revue « Preuves », « La conception policière de l’histoire », il retourne le sens de la formule qui ne signifie plus la conception que la police se fait de l’histoire, mais celle que la police fait l’histoire.
« Bêtise totale, totalitaire : vous avez de l’histoire une conception policière. La police ne fait pas l’histoire, elle ponctue tel ou tel épisode sombre – de travers, en illettrée. »
Ce que dénonce cet exergue, c’est la version inversée à laquelle Sperber souscrit pourtant, dans certains pays et certaines époques.
« Les notes qui suivent – sur les procès politiques, sur la légende de la trahison, sur Sacco et Vanzetti et sur le cas Rosenberg- sont extraites d’une étude consacrée à cette conception policière inavouée, mise en pratique par des régimes et des démagogues qui visent à « dénoyauter » la personne humaine, un pouvoir total ne pouvant s’asseoir que sur les cadavres psychiques d’hommes humiliés et écrasés. Cette sorte de guerre psycho-atomique n’est en aucune manière un phénomène neuf, mais, grâce aux moyens que lui fournit l’époque, elle pourrait pour la première fois embrasser toute la planète. »
Le piquant, c’est que Sperber publie ces notes dans une revue financée à son insu par la CIA, à travers le Congrès pour la Liberté de la Culture. Ironique illustration de cette conception de l’histoire comme produit des complots policiers.
Quand Maspéro, en 1970, publie une nouvelle édition de « Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la répression », la confusion franchit un degré supplémentaire. L’éditeur a cru bon d’ajouter au texte de Victor Serge, un appendice de la Ligue Communiste intitulé « La conception policière de l’histoire et ses dangers », où il n’est question ni de l’une ni des autres. On n’aurait pu rêver titre plus contradictoire pour cette compilation de consignes, face aux risques de surveillance, d’infiltration et de répression. Il faut attendre le dernier paragraphe de ce vade-mecum pour voir son rédacteur tenter par un laborieux tête à queue de réparer le désastreux contresens que les 12 pages précédentes infligent à son titre.
« Il n’y a pas de formation « sécurité » indépendante de la formation politique. Il n’y a pas chez nous de conception policière (à rebours) de l’histoire. »
Toute la rectification tient dans ce « à rebours » entre parenthèses, qui passe sous le seuil de perception du soixante-huitard ordinaire, comme à peu près tout ce qui sort du rabâchage de base. Désormais, on confond de plus en plus la « conception policière de l’histoire » avec la « théorie du complot » qui l’efface peu à peu dans les esprits. De même que « Krasny », le rédacteur de Rouge, fasciné par la police, se résorbe peu à peu en Edwy Plenel, le journaliste du Monde, éminence grise et agent de presse d’un syndicat de police. Tant il y a , jusque dans l’embrouillamini de certains gribouillis, un sens caché qui appert à la longue. En dépit de la rumeur de subtilité que son pédantisme lui vaut chez les simples, la Ligue communiste, cette cabale de demi-instruits, a contribué à sa mesure à la dégradation du vocabulaire politique, et ainsi, à celle de la pensée.
VI
Le complot, terme d’origine incertaine apparaît au XIIe siècle pour signifier « rassemblement de personnes ». La racine latine serait peut-être « pila » - balle, boule, pelote. On signale une variante « complote », pour désigner une foule, la mêlée d’une bataille. Le verbe comploter n’est attesté qu’au XVe siècle.
Un complot, selon le dictionnaire, est un projet concerté secrètement contre la vie, la sûreté de quelqu’un, ou contre une institution. Selon cette définition, l’affaire du sang contaminé, celle de l’amiante, et tant d’autres similaires, sont bel et bien des complots quoique l’atteinte à la vie et à la sûreté des victimes soit un effet, et non pas le mobile de ces complots, les comploteurs agissant en toute connaissance des effets.
Le complot, vieux comme la communauté, ne peut se fomenter qu’en son sein, et l’histoire en regorge, plus attestés les uns que les autres, dès ses origines. La raison en est simple : l’union et le secret constituent un double avantage sur la dispersion et la publicité dans les affaires du groupe. Et c’est pourquoi l’on voit, même dans les mouvements de contestation qui en principe se targuent de loyauté et se réclament de la démocratie directe, des factions se réunir secrètement pour instaurer un pouvoir parallèle et manipuler l’assemblée générale.
Un complot peut en cacher un autre.
En 1 865, Maurice Joly publie contre Napoléon III un pamphlet intitulé « Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu ». « Le système de gouvernement décrit par Maurice Joly, est celui du complot permanent occulte de l’Etat moderne pour maintenir indéfiniment la servitude, en supprimant, pour la première fois dans l’histoire, la conscience de cette malheureuse condition. » (M. Bounan. L’Etat retors. M. Joly. Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Ed Allia)
Le pouvoir impérial reconnaît très bien Napoléon III sous le masque de Machiavel, et authentifie la description de Maurice Joly en l’emprisonnant pour deux ans à Sainte Pélagie.
Que dit Napoléon-Machiavel ?
« Le principal secret du gouvernement consiste à affaiblir l’esprit public, au point de le désintéresser complètement des idées et des principes avec lesquels on fait aujourd’hui les révolutions. Dans tous les temps, les peuples comme les hommes se sont payés de mots. Les apparences leur suffisent presque toujours ; ils n’en demandent pas plus. On peut donc établir des institutions factices qui répondent à un langage et à des idées également factices ; il faut avoir le talent de ravir aux partis cette phraséologie libérale, dont ils s’arment contre les gouvernements. Il faut en saturer les peuples jusqu’à la lassitude, jusqu’au dégoût. »
Et si cela ne suffit pas ?
« … je ferai de la police une institution si vaste, qu’au cœur de mon royaume la moitié des hommes verra l’autre. » On sait que nos gouvernements actuels ont renchéri sur cette conception timorée, et qu’il faut maintenant que tout le monde surveille tout le monde, notamment grâce à l’argus technologique.
Sous la transparence de la fiction, Joly décrit donc le complot bien réel de l’Etat souverain contre le peuple assujetti.
Autre complot. En 1905, en pleine vague révolutionnaire, l’Okhrana publie « Les Protocoles des Sages de Sion », un faux document secret décrivant par le menu un prétendu complot juif de conquête du monde. Ces « protocoles » republiés par les nazis servent depuis cent ans la propagande antijuive, partout dans le monde. Pour les fabriquer, le faussaire Matthieu Golovinski a plagié « Le dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu », attribuant aux « Sages de Sion », les maximes de Napoléon-Machiavel. (cf. Henri Rollin. L’Apocalypse de notre temps. Allia 1991)
Le même texte, moyennant quelques retouches de personnages, dénonce le vrai complot du gouvernement impérial sous la plume de Maurice Joly, et le faux complot des « Sages de Sion » sous celle de l’Okhrana. On sait qu’il s’agissait pour la police du tsar d’offrir en bouc émissaire à la colère russe, la traditionnelle victime des pogroms. La fabrication et la diffusion des « Protocoles des Sages de Sion » constituent bel et bien « un projet concerté secrètement contre la vie et la sécurité » des Juifs de Russie : un complot.
Pogrom en russe signifie « massacre ».
Okhrana, la « défensive ».
Comment imaginer que la Sûreté générale de l’empire suscite des massacres contre une partie de la population de cet empire ? Pure construction. Fantasmes. Politique fiction. Croyez-vous vraiment que l’Okhrana n’ait rien de plus sérieux à faire que de produire de méchants petits livres ? Prenez-vous la police pour une maison d’édition ?
Comme dirait le maire de Moscou : « Faire croire que l’on organiserait secrètement des massacres de population relève non seulement de la manipulation mensongère mais aussi d’une forme de paranoïa politique bien connue, qui s’appuie sur la théorie du complot, la haine des élites, des élus, des responsables. » - ou bien de « la conception policière de l’histoire », aux deux sens de la formule ?
La « conception policière de l’histoire » est le nom que les penseurs révolutionnaires ont donné aux explications réactionnaires de l’histoire. La « Théorie du complot », décalque et réduction de « la conception policière de l’histoire », est la théorie que la population est censée se faire de l’histoire, suivant les sociologues libéraux. (Popper, Boudon, Taguieff)
« Dans la perspective définie par Popper, la « théorie du complot » consiste à poser que tous les maux observables dans les sociétés sont dus à un complot des puissants, qui dissimuleraient leurs desseins égoïstes sous de nobles intentions (« démocratie », « libéralisme », « humanisme », « progressisme », etc) (…)
Le « complotisme » ou « conspirationnisme » (la « théorie du complot », « conspiracy theory ») est la vision du monde dominée par la croyance que tous les événements, dans le monde humain, sont voulus, réalisés comme des projets et que, en tant que tels, ils révèlent des intentions cachées – cachées parce que mauvaises. Les adeptes de la « théorie du complot » croient que le cours de l’Histoire ou le fonctionnement des sociétés s’expliquent par la réalisation d’un projet concerté secrètement, par un petit groupe d’hommes puissants et sans scrupule (une super-élite internationale), en vue de conquérir un ou plusieurs pays, de dominer ou d’exploiter tel ou tel peuple, d’asseoir ou d’exterminer les représentants d’une civilisation. »
(…)
« Face aux dangers supposés des OGM, par exemple, l’imaginaire complotiste surgit avec la question : « A qui profite le crime ? » La réponse standardisée est bien connue : les « multinationales », c’est à dire les artisans et les bénéficiaires de ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation libérale ». Ces derniers sont censés faire partie du cercle sans frontières des élites dirigeantes, dont le noyau dur constitue une sorte de gouvernement secret d’extension planétaire. (…) Les activités occultes de ces organisations, supposées fondées sur le pouvoir de l’argent et la manipulation cynique, sont perçues par leurs dénonciateurs comme la principale cause des malheurs de l’humanité. Les accusations convergent toutes sur un même ennemi incarnant la « causalité diabolique », les Etats-Unis, souvent jumelés avec Israël. » (P.A Taguieff. L’Imaginaire du complot mondial. 2006. Ed Mille et Une Nuits)
Ainsi devons-nous à la pénétration du plus récent et du plus notoire spécialiste de la « théorie du complot » d’avoir appris que : hors quelques assassinats bien documentés (Jules César, Abraham Lincoln et - tiens ? - John Fitzgerald Kennedy), l’imaginaire du complot ne renfermait que des complots imaginaires. Que la « théorie du complot », « à la fois simple, fausse et utile », permettait de rendre à des populations de « paumés », un système d’explication historique. Que selon cette explication, « le malheur des hommes » relevait de « la faute aux méchants », de leur menées occultes et sans scrupule. Et que sous ce nom de « méchants « , l’on désignait en fait les Juifs, notamment ceux d’Israël et des Etats-Unis.
En somme la « théorie du complot » serait la version contemporaine et généralisée des « Protocoles des Sages de Sion », et les dénonciateurs de complots, des illuminés à l’antijudaïsme plus ou moins manifeste.
Délectable doctrine. Et « infalsifiable » comme dirait le maître de Taguieff. Car plus les critiques des chimères génétiques et de leurs avantages supposés s’en prendront à leurs seuls bénéficiaires avérés, les « multinationales », c’est-à-dire les artisans et prébendiers de ce qu’il est convenu d’appeler « la mondialisation libérale », plus ils seront coupables de « théorie du complot », c’est à dire d’antijudaïsme rampant. Et d’ailleurs plus ils protestent contre l’abjecte imputation, plus ils en prouvent la véracité. Car ils ne nieraient pas l’antijudaïsme latent de la « théorie du complot », s’ils n’en étaient pas eux-mêmes des adeptes. Et puis il n’y a pas de fumée sans feu. On ne prête qu’aux riches. On dit ben, c’est la poule qui chante, qui a fait l’œuf. Les adeptes de la « théorie du complot » ne peuvent être eux-mêmes que des comploteurs, membres du seul complot réel découvert par Taguieff : le complot judéophobe mondial.
« J’en suis arrivé à privilégier, au cours des années 1990, l’étude de la mythologie du complot juif mondial, dans le cadre d’un travail plus vaste sur les mythes politiques modernes, dans lesquels on ne cesse de rencontrer le schème de la conspiration universelle. » (P.A Taguieff. L’Imaginaire du complot mondial. 2006. Ed Mille et Une Nuits)
Voilà comment, croyant contester la mainmise de Monsanto sur les semences, ou le projet de « Nouvel ordre mondial » de Bush le père (1990), c’est la persécution du capitaine Dreyfus que vous recommencez, et la destruction des Juifs que vous poursuivez. C’est que dans la perspective anti-complotiste, il n’y a jamais que des « effets pervers », involontaires, d’actions, certes volontaires en elles-mêmes. Et il est délirant d’imaginer que Monsanto ait voulu réduire la paysannerie à merci avec ses semences transgéniques, comme d’entendre dans ce « Nouvel ordre mondial », l’annonce de cet « unilatéralisme » américain, combattu depuis par le sous-commandant Chirac. En ce sens, l’anti-théorie du complot constitue un simulacre de science sociale et une véritable, quoique insane, doctrine politique : de l’idéologie sous couvert scientifique. Taguieff n’étant qu’un de plus dans cette « Foire aux illuminés » qu’il brocarde.
Laissons-lui le soin de démonter le probable complot contre Kennedy, sur lequel des générations de limiers se sont cassés les dents, pour évoquer d’autres suspicions conspiratives.
Dans ses « Commentaires sur la société du spectacle » (1988. Ed. Lebovici), Guy Debord se demande comment savoir à quoi ont pu servir, au fond, les « tueurs fous du Brabant » ? « Il est difficile d’appliquer le principe Cui prodest ? dans un monde où tant d’intérêts agissants sont si bien cachés. De sorte que, sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au point de confluence d’un très grand nombre de mystères. »
Taguieff rétorquerait qu’il n’y a là ni mystères, ni motif de s’interroger « à qui profite le crime ? », ni complot bien sûr. Les meurtres de 28 personnes entre 1982 et 1985, au cours d’attaques dans la même région, et suivant le même mode opératoire, ne peuvent constituer qu’autant « d’effets pervers » sans lien entre eux, ni avec une entreprise secrètement concertée. Toute autre opinion serait à mettre sur le compte d’une hostilité rabide envers la communauté juive de Louvain.
L’encyclopédie en ligne Wikipédia rapporte pourtant une autre version.
Le 24 octobre 1990, Giulio Andreotti, président du conseil italien, divulguait l’existence du réseau Gladio, nom local d’une organisation clandestine de l’Otan, mise en place dés l’après-guerre dans nombre de pays européens, pour résister à une éventuelle occupation soviétique. Les Tartares n’arrivèrent jamais, mais de l’attentat de la piazza Fontana, le 12 décembre 1969, au massacre de la gare de Bologne, le 2 août 1980, les membres de Gladio, fraternellement répartis entre sbires des services secrets, nervis fascistes et tueurs à gage, auront assez terrorisé pour justifier un quasi état d’urgence. On a soupçonné le réseau belge lié au groupe néo-nazi « Westland New Post », d’être derrière « les tueries du Brabant ». Question de style et de moyens. Quant au mobile, la question de Debord reste posée. On spécule encore sur le but de cette série de 19 attaques en trois ans. En vain peut-être, car il ne faut pas négliger l’art pour l’art ; ni la beauté du geste ; ni la frustration d’avoir à disparaître sans avoir essayé ses capacités.
A Moscou, l’été 1999, le pouvoir de Boris Eltsine et de son premier ministre, Vladimir Poutine, est si ruiné, à quelques mois des élections à la Douma et à la présidence de la fédération, qu’on ne voit pas ce qui pourrait le sauver, sinon un coup d’état.
En septembre, cinq attentats contre des immeubles civils font 293 morts. Dans un entretien à l’AFP, Chamil Bassaiev, chef de guerre tchétchène, dément toute implication de ses boïviki, ou des combattants islamistes de Khattab. « Tous ces attentats constituent des règlements de compte de politique intérieure russe. » Hypothèse plausible pour les connaisseurs, qui rappellent que deux mois avant l’élection présidentielle de 1996, une vague d’attentats, jamais élucidés et attribués aux Tchétchènes, avait assuré la victoire de Boris Eltsine. Qui plus est, ni Khattab, ni Bassaiev, n’ont jamais rechigné à revendiquer leurs attaques.
En décembre « Notre Maison Russie », le parti du pouvoir remporte les élections à la Douma. Poutine devient président par intérim, suite à la démission de Eltsine. Après une dynamique campagne durant laquelle, il promet d’aller « buter les terroristes jusque dans les chiottes », il est élu président dès le 1er tout, le 26 mars 2000, avec 52 % des suffrages.
Quitte à froisser le Centre National de la Recherche Scientifique en la personne de M. Taguieff, on suivra dans cette affaire l’opinion commune qui y voit, non pas un complot des Juifs, mais des « organes de sécurité » pour restaurer « la verticale du pouvoir », suivant l’expression de Poutine. Les journalistes et parlementaires qui ont soutenu cette opinion en Russie ont d’ailleurs tous péri assassinés.
Un an plus tard, c’est aux Etats-Unis, à la suite d’élections pittoresques, que flageole un pouvoir à la légalité forcée, et provisoirement sans but de guerre. On sait quel profit ce pouvoir incertain retira des massacres du 11 septembre. Il ne s’ensuit pas qu’il y ait trempé autrement que par de troublantes négligences. En revanche, il est avéré que les bacilles de charbon expédiés peu après par la poste provenaient bien de laboratoires militaires américains. La police inquiéta deux scientifiques de ces laboratoires, d’origine pakistanaise et égyptienne, mais six ans plus tard, les soupçons inculpent plutôt le docteur Steven Hatfill des 5 morts et des 28 contaminations dûes à ces lettres empoisonnées. Non seulement le docteur Hatfill travaillait à Fort Detrick, l’usine à toxiques de l’armée américaine, mais il exerçait auparavant au service de l’armée rhodésienne, lorsqu’une efficiente épidémie de charbon trucida une dizaine de milliers d’Africains dans une zone hostile au gouvernement blanc. L’une des enveloppes contaminées portait en adresse d’expéditeur le nom du quartier où le docteur Hatfill demeurait à Salisbury/Harare : Greendale School. Ce qui peut être une bévue du docteur Hatfill, une subtilité d’autres coupables au fait de sa carrière, ou une subtilité plus grande encore du docteur Hatfill. Voyons, aurait-il attiré ainsi l’attention sur lui, s’il était le coupable de ces attentats ? Son mobile putatif serait d’origine patriotico-corporatiste : démontrer la vulnérabilité des Etats-Unis à une attaque biologique, et obtenir par là le renforcement des capacités américaines dans ce domaine. Du lobbying si l’on veut. La presse et les scientifiques américains ont adopté sans hésitation la « théorie du complot » dans cette affaire, leur seul embarras étant celui du choix. Complot conjoint des militaires américains et rhodésiens à la fin des années 70 ? Complot de la CIA qui aurait poursuivi des recherches sur les armes biologiques en dépit des traités de prohibition ? Et complot du silence sur les lettres contaminées d’octobre 2001 pour protéger les complots antérieurs ?
L’intérêt de ces hypothèses, c’est qu’en amont de la presse américaine, elles filtrent du FBI et de la Fédération des Scientifiques Américains, et qu’elles sont censées rassurer un public à qui l’on dit à demi-mot que le coupable est connu mais innommable, en raisons des révélations qui pourraient s’ensuivre. Et c’est donc sa compréhension qui est tacitement requise devant cet « effet pervers » d’un complot forcément vertueux, puisque c’est notre complot.
Reste l’hypothèse scientifique des sociologues de la « théorie du complot ». Les envois de lettres au charbon d’octobre 2001 sont bel et bien l’aberration d’un fou isolé, et toute interprétation liant son impunité aux prétendues recherches et expériences in vivo de l’armée américaine, visent en fait la communauté juive américaine, etc.
On voit la ficelle, et comme les faits vérifient brillamment les théories de M. Taguieff. Essayons la fiction, alors ?
Un certain Rufin, que son action humanitaire a conduit sous Léotard au cabinet du ministère de la Défense, expulse tous les deux ans environ, de gros tas de mots baptisés « roman ». Le dernier en date, « Le Parfum d’Adam », explore, paraît-il, « Le monde de l’écologie radicale qui constitue, selon le FBI, la deuxième source de terrorisme mondial. » L’argument ? Un complot d’écolos-terroristes pour éliminer par le virus du choléra, les populations africaines nuisibles à l’environnement. Et en effet, ce ne sont ni les pillages et les toxiques industriels, ni le paludisme et les bacilles militaires qui déciment l’Afrique, mais les virus écolos. Cette thèse, promise à un succès d’autant plus vif dans les milieux dirigeants que s’approche le règlement de compte écologique, devrait recueillir toute la sympathie de Taguieff, n’était la contradiction avec ses propres analyses. Derrière la théorie du complot fomentée par Rufin, la trogne de l’antijudaïsme. Derrière ses écolos-terroristes, pour le coup parfaitement fantasmatiques, quelle cible, sinon « le complot juif mondial » ? Et voilà l’avortement d’une belle amitié.
A suivre.