En librairie : De la technocratie. La classe puissante à l’ère technologique, par Marius Blouin (Service compris, 2023)

Comment nos fournisseurs d’accès alter-numériques et techno-progressistes nous ont privés d’hébergement, « en raison de vos prises de position ».

Après vingt ans de service, nous avons rendu notre site Internet plus lisible grâce à un ami spécialiste. Plus lisible, mais toujours pas « interactif » ni relié aux réseaux sociaux ; toujours aussi vertueux selon les critères de « l’écoindex » relevés par Le Canard Enchaîné [1]. Sans blague. Nous ne sommes pas dupes. On n’utilise pas Internet sans mobiliser les infrastructures nécessaires à son fonctionnement : data centers, câbles sous-marins, satellites, centrales nucléaires, etc. Ayant fait le choix de nous adresser à nos congénères, nous sommes en partie contraints d’adopter leurs moyens de communication, au-delà de nos livres, brochures et réunions-débats. C’est parce que nous utilisons Internet à l’époque d’Internet que nous le critiquons [2].

Dans la technosphère, nous dépendons de ceux qui maîtrisent le code, les réseaux, les machines : les techniciens, et les technocrates. Il y a seize ans, on nous a vanté l’hébergement chez Globenet. Une association militante, des jeunes gens dévoués à la démocratisation d’Internet et à la défense de la liberté en ligne. Contre la marchandisation du web et les plateformes capitalistes, pour le logiciel « libre » – mais aux mains des codeurs et dépendant des infrastructures cybernétiques. Les fondateurs de Globenet ont participé à la Quadrature du Net ou l’Autre Net (un autre net est possible ?). C’était paraît-il vertueux de choisir cet hébergeur plutôt qu’une entreprise marchande. Puis il était voisin de la librairie Quilombo à Paris, on était entre gens de bonne compagnie. On a signé, 15 euros par mois.
Parmi ses arguments de vente, Globenet garantit l’anonymat aux propriétaires des sites hébergés. Ça irrite la police, qui nous l’a fait savoir récemment, la dernière fois qu’elle nous a convoqués, nous ayant d’ailleurs trouvés sans difficulté. Nous sommes anonymes, pas clandestins. Bref.

Parfois notre site était inaccessible. Des lecteurs se plaignaient. Pour comprendre d’où venait le pépin, on cherchait d’autre sites hébergés par Globenet – étaient-ils en rade, eux aussi ?, découvrant ainsi nos cyber-colocataires. La CNT, le Groupement des éducateurs sans frontières, l’Acrimed (Action critique médias), des groupes Attac, le syndicat Sud éducation parmi d’autres. Gauche, gauche de gauche, anarchistes.

Le 8 octobre dernier, Globenet nous a écrit :

Bonjour,
L’équipe de Globenet, après en avoir discuté en réunion, en arrive à la conclusion que certaines de vos prises de positions (par exemple : Ceci n’est pas une femme (à propos des tordus "queer") ; Reproduction artificielle "pour toutes" : le stade infantile du transhumanisme) ne sont plus / pas compatibles avec notre positionnement politique (cf. le Manifeste de Globenet https://www.globenet.org/Manifeste-de-Globenet.html) voire sont hostiles à ce que nous sommes.
Au 31 décembre 2023, nous résilierons votre hébergement.
Sur le plan technique, nous vous laissons donc jusqu’au 31 décembre de cette année :
* pour transférer le nom de domaine piecesetmaindoeuvre.com
* pour télécharger les fichiers et base(s) de données hébergées sur nos serveurs.

L’équipe de Globenet

En somme, les commissaires politiques de Globenet ont découvert en octobre 2023 des textes en ligne depuis 2014 et 2018 – et d’ailleurs aussi connus des lecteurs que dénoncés par les activistes queer, aujourd’hui hégémoniques dans les milieux de gauche, et à Globenet. Des textes qui ne sont « plus/ou pas compatibles avec notre positionnement politique ».
Notre éviction coïncide avec la publication en septembre 2023 d’un autre texte qui a fait grand bruit dans ces mêmes milieux, « Mes vacances à Saint-Imier chez les agresseurs bienveillants », qui racontait les agressions et la mainmise des queer lors du Rassemblement international anarchiste de Saint-Imier, en juillet 2023 dans le Jura suisse. Rétrospectivement, cette éviction nous pendait au nez.

En 2020, Globenet avait mis en ligne l’ordre du jour d’une réunion interne, qui incluait un « Point sur nos Hébergé·e·s relou. Le sujet part de la présence de P. parmi nos hébergés. Politiquement ça pose problème. Mais il semble délicat de justifier une exclusion. Quels seraient les critères ? »

P. comme Pièces et main d’œuvre  ? comme parano ? On a rangé ça, après tout quels seraient les critères ? Si l’on en croit notre PV d’exclusion, ce ne sont pas nos critiques de la vie numérique et du monde-machine qui justifient notre radiation, mais celles concernant la reproduction artificielle des humains, l’idéologie queer et leurs accointances transhumanistes. Voilà ce qui est relou et « hostile à ce que nous sommes » : des cyber-queer. Si la jérémiade identitaire s’épargne les explications, elle nous renseigne au moins sur nos censeurs, pour qui les internautes (trop stupides ? Trop rebelles ?) ne devraient pas pouvoir lire et se faire leur propre idée. Ceci par exemple :

Le stade actuel du progrès technologique et de la croissance économique, objectifs communs de la droite et de la gauche, se nomme l’homme « augmenté » - le transhumanisme. Le choix qu’on nous laisse ? Renoncer à notre humanité pour devenir posthumains (cyborgs, cybernanthropes, Humains génétiquement modifiés), ou sombrer dans l’espèce moribonde des Chimpanzés du futur. Disparaître ou disparaître. On voit l’importance du débat sur les « modèles familiaux » à côté de cette rupture anthropologique.
On voit surtout comment les idéologues et scientifiques transhumanistes prennent en otages certains groupes (certains activistes LGBT et certaines féministes, certains hétéros stériles et certains handicapés), comment ils s’en servent, tantôt comme boucliers humains, tantôt comme chevaux de Troie pour avancer leur agenda.
L’offensive transhumaniste trace le front principal de notre temps, qui oppose désormais les humains d’origine animale aux inhumains d’avenir machinal. Le mode de reproduction est un enjeu central, en ce qu’il détermine la poursuite de l’histoire naturelle collective ou la prise en main de l’évolution par la technocratie.
Aussi, nous, qui tenons à notre humanité errante et faillible, hasardeuse et imprévue, et si limitée, nous refusons la reproduction artificielle de l’humain et ses progrès [3].

Voilà qui ne serait donc plus compatible avec le « positionnement politique » de Globenet, lire ici. Lisons donc le « manifeste de Globenet, librement inspiré de l’Assemblée Mondiale des Peuples [4] », lire ici. C’est vite lu : pour l’émancipation de l’humanité, pour la dignité des êtres vivants, contre toutes les formes de domination, contre le capitalisme, l’impérialisme et le fascisme, pour l’autogestion et l’autonomie, et un peu de mauvaise conscience quant à « l’impact délétère et mortifère du numérique sur le vivant ».
Nous, à Pièces et main d’œuvre, c’est tout le contraire. On est contre l’émancipation, la dignité et l’autonomie, pour la domination, le fascisme et le numérique. Et on mange les petits enfants.

Nul moins que nous ne peut s’avouer surpris. Les cyber-queer de Globenet valident avec le tranchant de leur techno-pouvoir ce que nous avons toujours dit. Qui détient la machine détient le pouvoir, ouvre et ferme les tuyaux selon son bon vouloir. Il n’y a pas plus d’Internet libre que de vie artificielle. Derrière les États et les multinationales, c’est la classe technocratique et ses techniciens qui contrôlent, surveillent et contraignent les usagers du réseau – ici, des experts associatifs qui s’arrogent le pouvoir de désigner le nouvel ennemi [5]. Naturellement, les censeurs postmodernes, comme leurs modèles bolcheviques et religieux, le font au nom du Bien, en toute inclusivité et bienveillance. Sur Wikipedia, Globenet se présente comme « une association militante, au service de la liberté d’expression, proposant des services internet ». Ses animateurs le disent dans L’Humanité :

« L’idée première de l’association est qu’aucun site ne devrait être privé d’accès à Internet par son FAI à cause des propos qui y seraient présentés. La liberté d’expression est au cœur de l’activité de l’organisation. »

Nous ignorons si Globenet inaugure avec nous sa purge des sites devant être privés d’accès à Internet pour leurs discours non conformes. Il n’y a eu ni rencontre, ni débat. Les cyber-commissaires politiques n’ont que des mots-clés. Peut-être ont-ils confié l’exécution à une « intelligence » artificielle.

La « culture de l’annulation » (cancel culture) est aussi un sous-produit de la cybernétique. On se souvient que les premiers transpondeurs à radiofréquences - précurseurs des actuelles puces RFID - servirent aux pilotes de guerre à distinguer entre les avions : Friend or Foe. Ami ou ennemi. Dans le monde-machine, l’annulateur comme l’ordinateur ne connaît que deux options : 1 ou 0. Tel est ce techno-obscurantisme que nous ne pouvons combattre qu’avec la pensée, les mots et les idées. Et tout d’abord en le faisant connaître pour ce qu’il est.

Pièces et main d’œuvre
Grenopolis, le 16 novembre 2023

Notre site est toujours en service
sur www.piecesetmaindoeuvre.com

[1« Le site grenoblois Pièces et main d’œuvre, classé A avec une légèreté rare : 0,273 Mo (mais c’est logique pour des anti-industriels qui conspuent le Net !) », Le Canard Enchaîné, 2/12/23

[3Pièces et main d’œuvre, « Reproduction artificielle "pour toutes" : le stade infantile du transhumanisme », 2018, et Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine, Service compris, 2020.

[4L’AMP est un mouvement international anticapitaliste créé à la suite de la révolte zapatiste de 1994, s’opposant principalement à l’Organisation mondiale du commerce dans les années 2000. Des comités constitués dans le monde entier se sont réunis lors de quelques conférences et ont organisé des actions notamment lors de sommets du G8 (Seattle, Prague, Gênes, etc.).

[5Cf. Pièces et main d’œuvre, A la recherche du nouvel ennemi. 2001-2025 : rudiments d’histoire contemporaine, L’Échappée, 2009