Autrefois, les bibliothèques encourageaient la lecture et diffusaient des livres. Aujourd’hui, le réseau des bibliothèques municipales de Grenoble est le premier à trahir ceux-ci pour l’ersatz numérique.
Mercredi 4 décembre 2013, il invitait Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste connecté, pour une conférence consacrée au dressage des enfants aux jeux vidéo et autres écrans.
La salle pleine de mamans s’inquiète de savoir combien d’heures de télé et d’ordinateur permettre chaque jour à leurs enfants. A la tête d’une escouade de bibliothécaires, Annie Brigant, directrice adjointe des bibliothèques municipales, vante "l’engagement du réseau dans le numérique, avec la numérisation des livres et de la presse, les jeux vidéo, les liseuses, et de plus en plus d’écrans dans les bibliothèques".
On ne pleurera plus sur les réductions d’effectifs des bibliothèques municipales quand leurs syndicats nous demanderont de signer leur pétition "pour le maintien de l’emploi", comme les employés de la librairie Arthaud qui vient de déposer le bilan. Contrairement à ce que prétendent les fossoyeurs du livre et de la lecture, le papier et le numérique ne "cohabiteront" pas.
Voici le tract que nous avons diffusé à cette conférence (à télécharger ci-dessous), suscitant beaucoup d’approbation d’un public qui n’ose pas toujours dire à haute voix sa répulsion pour l’invasion numérique.
Serge Tisseron, commis voyageur de l’industrie numérique
Parents de l’an 2000, votre progéniture passe trop de temps devant les écrans. Vous avez du mal à suivre Twitter, Facebook, les flux RSS, la 4G, le peer to peer, le streaming. Ce n’est plus vous qui transmettez à vos enfants, mais eux qui vous enseignent comment ça marche.
Même si cette invasion de smartphones, tablettes, ordinateurs, jeux vidéo, vous inquiète, comment dire non ? Vous ne voulez pas couper vos enfants du monde, les priver des moyens de s’intégrer, de faire partie de la société – c’est-à-dire du réseau numérique. Il faut vivre avec son temps.
Les psys nomment votre problème « dissonance cognitive » : une part de vous sait que le numérique est néfaste, une autre pense que vous n’avez pas le choix pour dresser vos enfants au monde-machine. Ce que n’eurent jamais à affronter vos propres parents. Certes, il y avait déjà la télé, le transistor, le téléphone, le walkman. Mais vous êtes nés avant la révolution numérique. Vous n’avez pas fait cette révolution, c’est elle qui vous a refaits. Il ne vous reste qu’à lui obéir. Vos enfants vous le rappellent chaque jour.
Le progrès technologique nous force à courir derrière lui, toujours plus vite, sans autre raison que de suivre. L’industrie numérique saccage l’environnement (1) et la santé, détruit le tissu social et les emplois, nous soumet à une surveillance totale, déshumanise nos vies. Nous sommes stressés, pressés, anxieux. Tout va trop vite. C’est le syndrome « Tapez "Etoile" ».
Heureusement, il y a le professeur Tisseron et son discours lénifiant pour anesthésier vos consciences. Son créneau sur le marché des média-psys : réduire votre fracture numérique, à l’aide d’un lavage de cerveau étudié. Serge Tisseron ne vous dit pas pourquoi ni comment résister au progrès du décervelage et de la déshumanisation. « Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, sait parler simplement de la façon dont le numérique change notre rapport au monde, à nous-mêmes et aux autres. Il vient à la rencontre du public grenoblois pour aborder la pratique du jeu vidéo dont les effets psychologiques et sociaux questionnent parents et pédagogues. » Questionner : le langage torve et doucereux de la publicité pour cette conférence imite le blabla des cellules d’aide psychologique. Bien entendu, vous n’en croyez pas un mot, même si vous voulez bien faire semblant, quelque part.
Le docteur Tisseron nous rassure. Nous enseigne à « apprivoiser les écrans », comme si ce n’était pas eux qui nous dressaient. Il nous explique que « les jeux vidéo développent les capacités visuelles de l’enfant, son goût de la stratégie et son esprit d’initiative » (2) . Mieux que les jeux de cache-cache dans les bois. Surtout, les jeux vidéo « permettent une familiarisation avec les nouvelles technologies. (…) Avec les ordinateurs et les robots, nous allons être forcés d’introduire des changements dans nos façons quotidiennes d’envisager le même objet. Nous devrons savoir les traiter, alternativement, comme des équivalents d’être humains ou comme de simples mécanismes inertes. (…) nous devrons être capables, pendant le temps où nous les utilisons, de leur reconnaître des capacités de raisonnement humaines et même des émotions. (…) Les ordinateurs de demain seront des machines hybrides qui appelleront à leur égard des comportements hybrides. (…) Grâce à leurs jouets, les enfants pourraient bien s’adapter à la réversibilité de ces nouveaux objets intelligents plus vite que les adultes. (…) Il serait catastrophique que leurs parents ou leurs pédagogues les en empêchent. » (3)
Il serait catastrophique – pour l’industrie numérique et robotique – que les parents et pédagogues enseignent l’esprit de résistance à leurs enfants. C’est simple, vous voyez. En leur offrant des jeux vidéo, vous adaptez les enfants au monde de l’hybride, où la machine devient humaine et l’humain devient machine. Vous ne voudriez tout de même pas que vos descendants restent de simples humains ? Tandis que les ingénieurs de Microsoft, Apple, Sony, Google, mettent au point les machines qui nous asservissent, avec lesquelles « nous allons être forcés d’introduire des changements », le psychiatre Serge Tisseron, lui, nous adapte au futur qu’on nous impose.
« - Ce qu’il vous faut, c’est un gramme de soma. » (4)
Brisons les filets électroniques
Parents qui voulez le meilleur pour vos enfants, suivez l’exemple des cadres de la Silicon Valley – dirigeants d’e-Bay, Google, Apple, Yahoo et autres géants du numérique. Moyennant 17 000 à 24 400 $ par an, leur progéniture est éduquée dans une école privée Waldorf aux méthodes révolutionnaires : tableau noir, encyclopédies, cahiers, crayons. Zéro écran. Selon le New York Times (5) , les promoteurs du numérique savent quelle addiction décervelante créent leurs machines et ne voudraient à aucun prix y soumettre leurs petits. Voyez avec quel cynisme ils traitent les nôtres, soumettant l’Education nationale à un intense lobbying pour introduire l’informatique à l’école, les « tableaux numériques interactifs », les classes virtuelles et autres cahiers de textes numériques.(6)
Les techno-maîtres de la Silicon Valley savent les atteintes de l’informatisation généralisée au corps, à la sensibilité, l’apprentissage, la pensée, à la vie sociale, à la présence au monde. Ordinateurs, télés et consoles de jeu ne font pas seulement écran au monde réel. Ils destructurent les êtres humains. Parents et pédagogues, vous savez aussi les difficultés de concentration des enfants et des adolescents, les troubles d’attention et du sommeil, l’irritabilité, les troubles alimentaires et le surpoids, l’assèchement des relations familiales, l’appauvrissement du langage, de la faculté d’élaborer des raisonnements logiques. Le petit d’homme apprend et grandit par imitation. Animal social et culturel, il devient humain au contact des humains. Que devient-il au contact des machines ? Des jours et des nuits sur des écrans plutôt qu’en compagnie des livres, des humains, de la nature, du monde ou d’eux-mêmes. À 75 ans, un Français a passé onze années devant la télévision. Et nos enfants, combien d’années auront-ils perdues devant leurs écrans ?
Le professeur Tisseron nous explique que tout est affaire de dosage et de négociations sur le temps de cerveau offert à la machine (négociations qui enchantent votre vie de famille à n’en pas douter). Pour le psychiatre connecté, la télécommande serait un équivalent du jeu « cacher/montrer », essentiel au développement des tout-petits. Et de sermonner les parents qui « veulent empêcher leur enfant d’exercer ses talents de bébé zappeur. Quelle erreur ! » (7) En effet, ce serait empêcher bébé de s’adapter, dès le plus jeune âge, au monde déshumanisé qui ne perturbe pas Serge Tisseron tant qu’il peut y parader en dresseur numérique.
Les prothèses électroniques nous amputent de notre autonomie – demandez donc à votre ado de se débrouiller une journée sans portable. Vous-mêmes, savez-vous encore trouver votre chemin dans une ville inconnue, retrouver quelqu’un après un rendez-vous raté, rentrer chez vous si votre voiture tombe en panne, attendre une heure, sans téléphone portable, GPS et Internet ?
Éduquer ses enfants, c’est leur donner les moyens de l’autonomie, de la confiance en eux-mêmes, de l’esprit critique. Tout ce que le pouvoir détruit, en détruisant l’école, l’apprentissage de la langue et de la lecture, remplacé par « l’éducation à l’image », sous l’impulsion d’experts comme Sssssserge Tissssssseron. Lequel sert l’industrie numérique et se nourrit de ses ravages, en nous rassurant comme Kaa, le serpent du Livre de la Jungle : « Aie confiance, crois en moi ».
Vivre, plus que jamais, c’est vivre contre son temps. La machinisation n’est pas une fatalité, mais le programme que l’industrie et les décideurs ont conçu pour nous, conseillés par les communicants, sociologues et psys experts en soumission : la nôtre. Nous n’avons pas besoin de coachs en parentalité numérique, mais de reprendre en main notre vie. De refuser le filet électronique qui nous enserre jusqu’à nous déposséder de nous-mêmes. Nous avons besoin de courage pour dire non, et de mémoire, pour comprendre ce que nous perdons en livrant toutes nos capacités à la machine. Souvenons-nous, et transmettons à nos enfants. Pourquoi sont-ils la cible privilégiée du marketing ? N’ayant pas connu le monde d’avant, ils ne peuvent défendre ce que l’industrie numérique a détruit. Ils ne peuvent pas se défendre.
Nous, si.
Débranchons-nous.
Notes
– (1) Cf. La face cachée du numérique, l’impact environnemental des nouvelles technologies, F. Flipo, M. Dobré, M. Michot (éditions l’Echappée, 2013)
– (2) http://www.guichetdusavoir.org/viewtopic.php?t=26463
– (3) « Quand les jeux vidéos apprennent le monde de demain », S. Tisseron, in Médiamorphoses n°3, 2001
– (4) Le Meilleur des mondes, A. Huxley (1934)
– (5) http://www.nytimes.com/ - Lire aussi L’Emprise numérique, C. Biagini (éditions L’Echappée, 2013)
– (6) Cf. La servitude au programme, F. Gouget (éditions La Lenteur, 2010)
– (7) S. Tisseron, Les bienfaits des images (Odile Jacob, 2002)