Nadine et Thierry Ribault ont publié ce texte commémoratif de la catastrophe de Fukushima*. Sa lecture amène au moins trois remarques.
– 1) A Fukushima comme à Tchernobyl, comme un jour peut-être au Tricastin, participer, c’est accepter. Par exemple, victimes du nucléaires, participer à la gestion du désastre nucléaire. Avant, pendant et après l’accident.
– 2) La destruction des conditions de vie sur terre offre décidément des perspectives infinies d’études et de recherche à la science : évaluation et quantification des dégâts ; adaptation aux dégâts ; éventuellement, "réhabilitation du cadre de vie".
– 3) Il semble que la plupart des êtres humains soient finalement capables de subir à peu près n’importe quoi sans se révolter, et de continuer à survivre tant qu’ils ne sont pas morts pour de bon.
Fukushima : cogérer l’agonie
par Nadine et Thierry Ribault, Auteurs de Les sanctuaires de l’abîme – Chronique du désastre de Fukushima, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2012.
En ce 11 mars 2015, quatre ans après l’inachevable désastre nucléaire de Fukushima, on peut, bien entendu, établir un bilan officiel : 87 enfants atteints d’un cancer de la thyroïde, 23 autres suspectés de l’être, 120.000 « réfugiés », 50.000 liquidateurs mobilisés au seuil sacrificiel dûment relevé, des piscines remplies de combustibles prêtes à nous exploser au nez, des rejets massifs et réguliers d’eau contaminée dans l’océan, pas moins de 30 millions de m3 de déchets radioactifs à stocker pour l’éternité.
Ce bilan existe. Nous vous y renvoyons.
L’État fait des habitants de Fukushima des cogestionnaires du désastre
Une fois ce « bilan » dressé, une fois les victimes et les inquiétudes considérées avec respect, il s’agit de tirer les conclusions qui s’imposent. L’une d’entre elles est la suivante : au fur et à mesure que se mettait en place l’aide fournie par des groupes citoyens, des ONG, des structures plus ou moins indépendantes, l’État faisait des habitants de Fukushima, indéniablement et sous couvert de « participation citoyenne », des cogestionnaires du désastre. On pourra nous opposer que cet élan civique a relevé de la spontanéité, voire de l’amour du prochain, que l’État n’a donné aucun ordre allant dans ce sens, que chacun était, et reste, libre de « s’engager » dans de tels mouvements, certes ! Cependant, beaucoup des hommes et des femmes qui l’ont fait, même si c’est inconsciemment, ont fait le jeu de l’État.
Voilà ce que nous avons constaté.
La plupart de ces groupes citoyens, ces ONG, ces structures plus ou moins indépendantes ont appelé les habitants à s’équiper de dosimètres, les ont aidé à s’en procurer ou à s’en fabriquer sur le mode do-it-yourself, les ont assistés dans la tâche pharaonique d’une impossible décontamination, ont réuni des fonds aux sommes parfois colossales pour acheter des équipements permettant d’effectuer des anthropogammamétries, y ont fait asseoir leurs congénères pour leur asséner des chiffres dont ils ne savaient que faire, ont élaboré des cartes des retombées radioactives au mètre près, ont ouvert des dispensaires dédiés à l’évaluation des doses reçues et au suivi sanitaire des populations. Ces « initiatives citoyennes » ont visé à rendre compte d’une réalité dont les protagonistes estimaient qu’elle était niée par les autorités. Ce faisant, plutôt que de les mener à « sauver leur vie », autrement dit prendre leurs jambes à leur cou (comme l’ont fait certaines structures, dans le Yamanashi par exemple, aidant les gens à refaire leur vie ailleurs), la plupart d’entre elles ont aidé les gens à rester sur place, ce qui a fait le jeu d’un État qui n’avait d’autre objectif, dès le début des évènements, que de maintenir les populations en place. Ce faisant, plutôt que de remettre en question la thanato-politique de folles sociétés humaines bâties sur le danger et le gouvernement par la mort, ces structures ont appris aux gens à vivre avec, attendu que les dosimètres créeraient le miracle.
De Tchernobyl à Fukushima, la cogestion a fait faire un bond qualitatif à l’administration du désastre : travaillant à la grande inversion du désastre en remède, elle a porté à un degré de perfection jamais atteint jusqu’à présent la responsabilisation de chacun dans sa propre destruction et la nationalisation du peuple qui la fonde.
Groupes indépendants… intégrés
Prenons deux exemples qui montrent comment, un jour ou l’autre, ces structures plus ou moins indépendantes l’ont été de moins en moins et se sont, avec plus ou moins d’état d’âme, ralliées aux structures étatiques.
Premier exemple : Ethos, programme développé en Biélorussie dans les années 1990 pour « améliorer les conditions de vie dans les zones contaminées », soutenu par la commission européenne, dont le leader était notamment directeur du CEPN, Centre d’études sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire, association financée par EDF, le CEA, la Cogema et l’IRSN. Un clone de ce programme, Ethos in Fukushima, est né au Japon six mois après le 11 mars 2011, à l’initiative d’une ONG locale visant à soutenir le moral des troupes contaminées à travers des réunions d’information où sont prônées l’entraide entre les habitants et des mesures illusoires de protection contre la radioactivité. Le mot d’ordre de l’ONG, dont la foi, logiquement, renverse les montagnes, est : « Malgré tout, vivre ici, c’est merveilleux, et nous pouvons transmettre un avenir meilleur ». L’élève ayant rapidement dépassé le maître, cette initiative a fait l’objet d’une prise en main de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR), qui a mené à la mise en place de « Dialogues ». Ces séminaires participatifs ont alors rassemblé des élus, des experts scientifiques et des groupes de citoyens soucieux de « revitaliser » les zones contaminées qui en avaient bien besoin, afin d’inculquer une « culture pratique radiologique » et d’aider chacun à « optimiser les doses ».
Deuxième exemple : Safecast, « réseau global de capteurs qui recueille et partage des mesures de radiation afin d’habiliter les gens à gérer la situation grâce à des données relatives à leur environnement. » Suite à leur participation à une conférence de l’AIEA en février 2014 à Vienne, le leader de Safecast définit ses membres comme « des hackers, mais pas de ceux qui dévalisent les banques (sic), de ceux qui sont les moteurs de l’innovation », et montre clairement le cap, considérant « avoir modifié avec succès les présupposés qu’avait l’AIEA par rapport à ce que les groupes indépendants sont capables de faire (…) afin de fournir des sources alternatives d’information », se déclarant avec une fierté affligeante « certain que cela fera son chemin dans la prochaine révision des directives de réponse au désastre que prépare l’AIEA. » La déléguée norvégienne à l’AIEA, qui a saisi tout l’intérêt des « capteurs citoyens », a immédiatement vu en Safecast « des gens créatifs et innovants qui développent des solutions efficaces par eux-mêmes, et en cas d’accident dans votre propre pays, vous serez bien contents d’avoir des gens comme eux. En fait, vous devriez même, dès maintenant, chercher des gens comme eux »[1].
Se félicitant de ce que cette déclaration ait été suivie d’applaudissements, les responsables faussement naïfs de Safecast précisent : « Le consensus dans la salle a tourné (…), la CIPR nous a proposé de trouver des financements, le ministère de l’énergie américain veut intégrer nos inputs dans leur nouveau système d’information d’urgence, l’IRSN veut que nous les aidions dans un de leurs projets, la Commission de régulation nucléaire discute avec nous pour voir comment faire au mieux pour intégrer la mesure citoyenne dans leurs plans de catastrophe ».
Les « capteurs-citoyens » de Fukushima : des citoyens captifs
La cogestion des dégâts fonde le consensus : saluée par tous au nom de la nécessité à dépasser la situation, elle est irréversiblement souhaitée et s’inscrit dans une stratégie fondée sur cet art d’accommoder les restes qu’est la résilience. Approche prisée des pronucléaires, elle s’intègre également, pour nombre d’antinucléaires, à une mise en œuvre de la participation citoyenne qu’ils appellent – ne reculant devant aucun paradoxe – de tous leurs vœux, achoppant alors de manière redoutable devant la remise en cause du recours à l’énergie nucléaire censée fonder leur lutte, et de la société industrielle qui rend ce recours indispensable. Au final, l’objet de la cogestion, au nom de la démocratie, est l’État lui-même. En faisant de chacun un contre-expert qu’il faut éduquer, informer, équiper, pour faire de lui un mesureur performant, pour qu’il se soumette par avance à l’autorité scientifique qui édictera les nouvelles normes nécessaires au bon fonctionnement de la machine sociale, la cogestion s’affiche pour ce qu’elle est : l’art de répandre des métastases étatiques, pour reprendre la limpide formule de Jaime Semprun et de René Riesel.
Certains sociologues du gyrophare, qui ne manquent jamais une occasion de louer les « lanceurs d’alerte », ont persisté à vanter les mérites des « réseaux de capteurs-citoyens qui participent à la construction d’une intelligence collective instrumentée et confèrent une capacité active aux citoyens pour interpréter leur environnement, le capter et le mesurer et in fine agir sur lui »[2]. De la sorte, les alertologues se sont refusés à voir la réalité de ce devant quoi ils s’ébahissaient : bien des « capteurs-citoyens » de Fukushima étaient bel et bien devenus des citoyens captifs.
Cogérer, consentir, obéir
Cogérer les dégâts du désastre nucléaire aide à franchir la distance qui séparait le terrible de l’acquiescement au terrible. Cogérer les dégâts du désastre nucléaire amène à prendre part au dispositif permettant de consentir à la contamination, à apprendre aux hommes à vivre dans de mauvaises conditions d’existence et à faire pénétrer celle-ci dans la culture de masse. Cogérer les dégâts du désastre nucléaire, c’est s’inscrire dans le paradigme de l’ordre, non dans celui de la transformation. C’est accompagner l’agonie au quotidien des corps et celle, aussi grave, des esprits et de leur éventuelle pensée contraire. Passé maître dans l’art de mépriser ses adversaires que sont les individus conscients d’eux-mêmes, l’État cogéré, désiré par tous, n’a plus que de faux ennemis dans la main desquels il a su glisser la sienne. L’identification à celui que l’on craint joue ici d’autant plus fortement que la cogestion tend vers l’autogestion, qui est au désastre nucléaire ce que l’autocritique fût au stalinisme : une technique d’intériorisation de la culpabilité et, ce faisant, de la domination, car la cogestion est une congestion de la liberté et du refus d’en être privé. Il s’agit alors de se trouver une cause commune pour éviter de s’affronter à son propre sauvetage par le refus. Or les causes communes abondent à Fukushima : tirer partie d’une expérience unique, apprendre à faire face au prochain désastre, restaurer la communauté, redynamiser les forces économiques, faire renaître l’emploi des jeunes, inciter les populations à un « retour au pays natal »… Des menaces de non remboursement des frais de santé aux coupons de réduction pour les touristes, du redéveloppement de l’industrie des loisirs (stades de baseball, musées) à la construction de supérettes avec terrasses « plus conviviales »… à Fukushima, nul doute : l’inventivité morbide fait fureur.
Assurément, en prétendant sauver d’un côté ce que l’on détruit de l’autre, on ne fait que répéter l’obéissance au pouvoir.
– [1] http://blog.safecast.org/2014/02/safecasting-the-iaea/
– [2] http://socioargu.hypotheses.org/4505