Grenopolis célèbre cette année le centenaire de l’Exposition internationale de la Houille Blanche et du Tourisme de 1925. Conférences, projections, visites, publications glorifient – avec le soutien du Daubé – les pionniers de l’hydroélectricité et leurs successeurs, pilotes de la « transition » électrique et cyber-industrielle. Le techno-gratin ne lésine ni sur les festivités, ni sur le lobbying pour la filière hydroélectrique, même en pleine sécheresse.

Mais quelqu’un à la mairie s’est avisé d’un couac dans cette ode au Progrès. En 1925, les organisateurs de l’exposition y avaient installé un « village africain », avec son école, ses cases, ses artisans du Soudan, du Congo, du Niger et de Mauritanie, ainsi qu’un pseudo souk présentant des produits du Maghreb. Selon le Musée dauphinois et la Maison Bergès, qui organisaient – déjà – une « exposition sur l’Exposition » en 2015 : « Ces reconstitutions, systématiques dans les expositions internationales, ne doivent pas surprendre : on considère alors que la colonisation est bénéfique aux populations indigènes et source de richesse pour la France [1] ».
On n’est jamais trop prudent. Au cas où des mal-comprenants s’offusqueraient de ces fières célébrations, la mairie rajoute en catastrophe une nouvelle exposition au programme de cette fin d’été : « L’invention du Sauvage - 1925, Le zoo humain oublié de Grenoble [2] ». Expo disponible en prêt auprès de la fondation Lilian Thuram et de l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine, qui la font tourner un peu partout depuis 2012 avec de menues adaptations locales. Ouf.

Qui ne s’indigne au souvenir de ces hommes et femmes transportés d’exposition en exposition à travers l’Europe, pour y être exhibés dans des mises en scène dégradantes ? – Quoique les historiens débattent entre eux du terme de « zoo humain ». Mais les écotechnocrates de Grenopolis ne peuvent rater l’aubaine de faire valoir leur « esprit critique » à moindres frais. Aussi le service Communication nous édifie-t-il sur Facebook et d’un ton concerné :

« Ils ont été exhibés dans des cirques, des cabarets, des foires… notamment ici même, à Grenoble, il y a 100 ans, à l’occasion de l’Exposition internationale de la Houille Blanche et du Tourisme, qui s’ouvrait sur un "Palais des colonies" et un "Village africain".
Ce spectacle colonial, profondément raciste, exposait des êtres humains comme des curiosités exotiques, les transformant en attractions pittoresques pour divertir les visiteurs.
Grenoble s’engage résolument dans un travail de mémoire critique et vous invite à découvrir cette exposition. C’est l’occasion de déconstruire les stéréotypes persistants et de questionner les comportements coloniaux qui ont pu perdurer après la décolonisation. »

Ça alors, un travail de mémoire critique sur l’histoire de Grenoble ? Pour déconstruire les stéréotypes persistants ? Résolument ?

Qui connaît l’histoire de Grenopolis sait qu’elle tire son développement de l’exploitation de l’eau des Alpes et de la matière grise des ingénieurs. Si quelques odieux s’enrichissent par l’esclavage aux Antilles au XVIIIe siècle [3] , c’est l’innovation et l’alliance recherche-industrie-pouvoirs publics – le Progrès - qui transforment la modeste bourgade et son environnement montagnard en technopole (le « laboratoire grenoblois »). Progrès vanté par l’Exposition de la Houille blanche de 1925, auprès de foules méfiantes. Un auteur des Annales de Géographie constate cette année-là l’indifférence des paysans pour le labour électrique et la force motrice. Au même moment, un ingénieur de l’Union des syndicats de l’électricité se désole dans la revue professionnelle La Houille blanche : « La clientèle ne marche pas ! ». Pour rentabiliser les réseaux, écrit-il, il faut pousser à la consommation et « développer le plus possible l’usage de l’accumulation sous forme de chauffage, cuisine, frigorifiques, etc. [4]. »

D’où la propagande de l’Exposition internationale. Crue et facile à comprendre. D’un côté le Progrès, avec entre autres une « maison moderne d’habitation, comprenant toutes les utilisations ménagères et urbaines de l’électricité », ou « une ferme modèle pour la démonstration de toutes les applications de l’électricité à l’exploitation agricole moderne » [5]. De l’autre, l’Arriération, avec le « village africain », mais aussi un « village alpin », reconstitution factice de vieilles maisons montagnardes animées par des figurants en costumes traditionnels également pittoresques. On se doute que ces derniers ne subissent pas les maltraitances réservées aux Africains, mais le mépris suinte de cette exhibition : il s’agit d’opposer un point de vue « passéiste, en reproduisant un village alpin, dans une optique plutôt ethnologique, pour ne pas dire folklorique [… et un] autre moderniste par la construction d’un pavillon spécifique, original, empruntant ses formes et ses techniques à la modernité, où étaient représentées les provinces françaises [6] ».

En quoi l’Exposition de 1925 traduit à la fois le racisme des temps coloniaux et la détermination des industrialistes à éradiquer tout mode de vie non industriels ici et ailleurs. Les ingénieurs colonisent les Alpes [7].

En fait de « mémoire critique », les technocrates grenopolitains cultivent l’hypocrisie techno-progressiste. Prétendant condamner d’anciennes barbaries, ils soutiennent l’actuel moteur de la domination et de la destruction : la course à la puissance technologique, propulsée par la débauche énergétique. Par exemple pour alimenter les plus gros supercalculateurs d’Europe destinés à « l’intelligence artificielle », à Villefontaine et à Eybens. Ce que leur célébration ne fait pas, c’est le bilan d’un siècle d’électrification. Que promettaient les technocrates de 1925 - ingénieurs, industriels, élus, banquiers - et qu’ont-ils fait ? Dans quel état ont-ils laissé la Terre et ses habitants ?

Quitte à « déconstruire les stéréotypes persistants », rappelons que l’industrialisation détruit aujourd’hui des économies vivrières et les écosystèmes qui les soutenaient dans les pays du Sud, comme elle a procédé ici il y a un siècle. La pseudo « transition » énergétique que célèbre ce centenaire de 1925 est impossible sans le ravage du monde et de ses habitants. Ravage des territoires africains, sud-américains ou chinois d’où l’on extrait des matériaux et que l’on noie sous « un tsunami de déchets électroniques » (selon l’OMS) et de substances toxiques ; ravage des Alpes saccagées par le béton et la pollution de l’industrie micro-électronique et des raffineries de silicium, les barrages, les lignes à haute tension. Sans parler du produit industriel le plus mondialisé, le chaos climatique. Politique de la Terre brûlée.

Pour une enquête critique sur l’Exposition internationale de la Houille blanche de 1925, sur un siècle d’électrocution et sur l’infox du Progrès hier et aujourd’hui, lisez L’Électron libre, « l’autre journal du centenaire de l’Exposition internationale de la Houille Blanche et du Tourisme ».

L’Électron libre rappelle des évidences occultées des festivités du centenaire et d’abord celle-ci : la croissance infinie est impossible dans un monde fini. Les lois physiques, notamment celle de l’entropie, produisent déjà leurs effets sur le milieu naturel dont dépend notre survie. Les ignorer relève de l’obscurantisme, de la folie suicidaire, et ni « l’électrification des usages », ni l’« intelligence » artificielle n’y changeront rien. Les faits sont définitifs.

Pour les cent ans de l’Exposition, L’Électron libre revient sur le mythe du Progrès, martelé de génération en génération depuis l’avènement de la « Fée Électricité ». Où l’on découvre, grâce aux archives et aux historiens, qu’il y avait une vie et de l’activité dans nos montagnes avant l’arrivée des ingénieurs et des usines, et que nos aïeux n’ont pas accueilli l’électricité avec l’enthousiasme que leur prête les propagandistes. D’où l’Exposition internationale : il y a un siècle déjà, les décideurs avaient des frais d’acceptabilité.

On peut commander L’Électron libre par la poste en envoyant un chèque de 5 € - port compris (5 ex : 20 € ; 10 ex : 30 €) à l’ordre de Service compris :
Service compris
BP 27
38172 Seyssinet-Pariset cedex

[1Dossier de presse de l’exposition « La grande mutation. Éloge de la modernité. Exposition internationale de la Houille blanche 1925 », 2015. Avec le soutien du Département de l’Isère et de la Ville de Grenoble.

[2Du 20 août au 30 septembre à la Maison internationale de Grenoble

[3Cf. Pierre Léon, Marchands et spéculateurs dauphinois dans le monde antillais du XVIIIème siècle (Les Belles Lettres, 1963)

[4Cité in L’Électron libre, « l’autre journal du centenaire de l’Exposition internationale de la Houille Blanche et du Tourisme », Éditions Service compris, mars 2025

[5Revue La Houille blanche, 1925

[6Martine Jullian, Lettre de l’Académie delphinale n° 53, mars 2025

[7Cf. Anne Dalmasso, « L’ingénieur, la Houille Blanche et les Alpes : une utopie modernisatrice ? ». In Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°1-3/2001