Saint Exupéry nous écrit et voici sa lettre.
Prenons un peu de hauteur, ça nous changera de l’air du temps.
Justement, un lecteur nous fait suivre une lettre de Saint Exupéry, homme de plume et de panache, rêveur de haut vol qui sut mieux que tant de volatiles poétiques errer dans les altitudes, au point de n’en pas revenir.
C’est paraît-il sa dernière lettre, adressée à un « Général X » depuis identifié. Une épître testamentaire contre « les robots », « le totalitarisme », « les producteurs et les consommateurs » ; contre son temps et celui qui venait. Elle fut retrouvée sur sa table, après qu’il fut abattu au large de Marseille, au retour d’une mission de reconnaissance, le 31 juillet 1944. Il paraît qu’être « antifasciste » en ce temps-là, vous exposait plus souvent qu’aujourd’hui à ce genre d’accidents. La confrérie des « types bien », comme on disait alors sans besoin d’explication, à laquelle appartenaient Saint Exupéry, Pierre Dalloz, Jean Prévost, Estienne d’Orve, y était particulièrement exposée. L’un conçut le plan « Montagnards » du maquis du Vercors ; un autre y mourut le 1er août 1944 ; un troisième fut fusillé comme otage en 1941 ; et Saint Ex, donc, piqua du ciel au fond. Trois morts sur quatre. Ces « intellectuels sportifs » (écrivains, alpinistes, marins, aviateurs, etc.) ne versaient pas que de l’encre.
Saint Exupéry fut un guerrier mélancolique. Il n’avait plus l’âge de voler ni de combattre. Il n’était plus en état de le faire, le corps fracassé par les accidents. Il n’était pas gaulliste, mais patriote, ce que les gaullistes ne lui pardonnèrent pas, allant jusqu’à interdire ses livres en Algérie, comme les vichystes les interdisaient en France. Pis, c’était un homme sans haine contre l’ennemi. Il dut se démener pour arracher sa réintégration dans le groupe 2/33, son escadrille de reconnaissance avec laquelle il avait volé en 39-40. (cf. Pilote de guerre, 1942) Son avion n’était pas armé, il ne servait qu’à photographier les Alpes en prévision du débarquement de Provence. Il ne pouvait même pas en fermer la verrière lui-même, tant il était perclus de fractures. Jusque-là, rien que d’ordinaire. Les héros, comme chacun sait, font ce que tout le monde aurait fait à leur place, les autres ne le font pas.
Saint Exupéry posait sur la débâcle de mai 1940 le même diagnostic que De Gaulle : « Un peuple de quarante millions d’agriculteurs a été balayé par un peuple de quatre-vingts millions d’industriels. »
De Gaulle avait proposé la parade dès 1934, doter la France d’une armée de métier ; c’est-à-dire moderne, industrielle et technologique ; ce qui supposait de transformer la France elle-même, en pays moderne, industriel, technologique, etc. (cf Vers l’armée de métier). Bref, l’œuvre des IVe et Ve Républiques. L’Appel du 18 juin le répétait :
« Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l’ennemi. (…)
Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. (…)
Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.
Moi, général De Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en rapport avec moi. (…) »
Il se trouve que Saint Exupéry était revenu des belles mécaniques, des machines, des masses, des avions, des cités, des usines qui avaient enflammé la jeunesse futuriste des années vingt et trente. Il souhaitait naturellement la défaite de l’hitlérisme, mais affligé de la blessure la plus proche du soleil, il voyait – comme Ellul, Charbonneau, Bernanos – que le prix de cette défaite serait la transformation de la France et du monde en machinerie universelle. Des types bien, vous dit-on. Il en parlait si souvent à ses amis, les derniers temps, et avec une telle tristesse, que certains soupçonnèrent d’abord un suicide. Il termine ainsi sa dernière lettre à Pierre Dalloz, écrite également la veille de sa mort : « Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier. »
Saint Exupéry et quelques autres ont vu si tôt, si loin, si juste, l’immonde machine où nous fonctionnons tant bien que mal, que l’on en reste accablé. Mais comme l’accablement ne sert à rien, tâchons de faire tourner à l’envers la roue de l’histoire qui nous écrase. Que si nous échouons, il ne soit pas dit que notre lâcheté méritait cet écrasement. Et toi lecteur, qu’en dis-tu ?
(Pour lire les lettres de Saint Exupéry au général X et à Pierre Dalloz, ouvrir le document ci-dessous.)