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11 juillet 1768. Rousseau (1712-1778) arrive à Grenoble où il reste moins d’un mois dans un méchant garni de la rue qui porte aujourd’hui son nom. Il a 56 ans. Il est célèbre et traqué par les puissances intellectuelles, politiques et religieuses de son temps – églises catholique et protestantes, parlement de Paris, facultés de théologie, Conseil de Genève, États des Pays-Bas, et même, par le clan « philosophique ».
On brûle ses livres, on veut l’embastiller. C’est en réfugié et marchant sous la pluie depuis la Grande Chartreuse, par des chemins boueux, qu’il atteint le quartier Saint-Laurent où il va d’abord se sécher à l’auberge. Faut-il qu’il ait dit quelque chose de vrai pour provoquer de telles vindictes.
Son dessein est alors de se terrer sous un faux nom (« Renou ») dans un village autour de Grenoble et de se livrer à l’herboristerie pour le reste de ses jours. Mais Rousseau est également une « star », une « idole » de l’opéra (Le Devin du village, 1752), et du roman (La Nouvelle Héloïse, 1761), protégé par de grands seigneurs et des bourgeois « éclairés » qui l’ont recommandé par courrier à leurs correspondants grenoblois, avec de multiples consignes.
Toute la population de Grenoble (25 000 habitants) sait aussitôt que Renou/Rousseau est dans ses murs. Toute la noblesse (« la très très bonne société »), tous les magistrats, les avocats, les négociants (« la bonne société »), toutes leurs dames, en proie à la rousseaumania, veulent le recevoir ou le rencontrer. Ses promenades à pied, au-delà de La Tronche ou jusqu’à Eybens, tournent à la marche triomphale, avec des foules rangées sur les bas-côtés pour le voir passer « sans le reconnaître », et des va-et-vient de carrosses qui le frôlent, pleins de curieux.
Qui pis est, son hôte, l’avocat Gaspard Bovier (1732-1806), lui-même « rousseauiste » et qui baigne son jeune fils à l’eau froide - d’après L’Émile (1762) - est un crampon qui le surveille sans doute pour le compte de la police de Paris, autant qu’il tâche de l’aider dans ses projets d’installation. Les autorités royales ne veulent pas la mort de Rousseau, mais son silence et son assignation à domicile. L’avocat Bovier ne peut trop se faire valoir auprès de ses relations de sa proximité avec Rousseau. Celui-ci a refusé de loger chez l’avocat, mais il ne peut couper à la journée de pique-nique à la Bastille, avec femmes, enfants, valets, etc., dont les Grenopolitains d’aujourd’hui liront avec délice le récit dans Jean-Jacques Rousseau à Grenoble, journal de l’avocat Bovier (PUG).
Rousseau, flanqué de l’indécollable Bovier, herborise et visite des maisons à louer, à Tavernolles, aux Angonnes, et surtout à Beauregard, sur le flanc du Vercors, aujourd’hui connu comme « le Désert de Jean-Jacques Rousseau », dessous la Tour-sans-venin, à Seyssinet-Pariset. Il doit rendre et subir des visites très formelles, des mondanités qu’il abhorre, l’hommage d’une chorale de jeunes gens venue chanter Le Devin du village sous sa fenêtre. L’amitié qu’il noue avec d’autres botanistes ne peut compenser les harcèlements des importuns, des gêneurs, d’un escroc. Il s’enfuit sans crier gare pour Bourgoin où l’attend sa compagne Thérèse Levasseur (1721-1801), qu’il épouse civilement le 30 juillet. En route vers de nouvelles tribulations.
Rousseau était-il « rousseauiste » ? Bien des gens en ont douté, et lui-même, peut-être, le premier. L’ancêtre de tous les beatnicks, bien avant Ti-Jean Le Bris de Kerouac (1922-1969), chemineau solitaire voué à la marche et à l’introspection compulsive, se savait bien trop contradictoire dans ses raisonnements pour se croire l’auteur d’une doctrine fixée qui aurait mis fin à ses vagabondages mentaux. A sa délicieuse liberté de penser et d’errer. D’être au monde comme un poisson dans l’océan de l’existence.
Quel serait le contenu figé de ce rousseauisme introuvable ? Quelle de ses idées n’a-t-il pas réfutée par une autre ? Par une rêverie, une impulsion contraire ? Par ses actes ? A rendre fous les rousseaulogues, mais aussi à leur fournir un emploi à vie.
Que si par rousseauisme on entend l’exaltation libertaire de la nature, l’exaltation de la nature dans ce qu’elle a de libertaire, d’invinciblement vivant, mouvant, émouvant, on comprend alors que le rousseauisme soit en quelque sorte un contre-produit de la « révolution industrielle » dont il est l’exact contemporain. Que ce mot serve d’insulte depuis deux siècles à tous les ennemis de la nature et d’enseigne à nombre de ses amis, tel Zisly, l’anarchiste naturien de la fin du XIXe, reconnaissant en Rousseau un « individualiste libertaire ».
Kerouac - autre « individualiste libertaire » s’il en fut -, partageait avec Rousseau cette effusion mystique de l’homme dans la nature. Voyez ses récits de Big Sur, de l’automne en Californie, de ses errances en forêt et en montagne, de la vie sur les chemins (« la révolution des sacs à dos »). Mais toujours il revenait à mémère (sa mère), comme Rousseau revenait à Thérèse, sa compagne. Parmi leurs autres coïncidences, l’absence de fibre paternelle est la plus moche. Rousseau abandonne cinq enfants ; Kerouac, une fille. Cela se fait beaucoup du temps de Rousseau (voyez Elisabeth Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel), beaucoup moins du temps de Kerouac.
Nos deux individualistes partagent en outre le même goût de la musique (jazz, opéra), la même horreur du vedettariat, la même timidité farouche, la même défiance vis-à-vis des cliques « branchées » (« philosophes » et « beatnicks »), la même répulsion des suiveurs (« hippies » et « gens de lettres »), la même fin solitaire.
Quant à l’invention du « rousseauisme », au sens le plus niaisement lacrymal, il semble qu’on la doive plutôt à Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), paradoxal compagnon de promenade du « promeneur solitaire », qui publie en 1788, vingt-sept ans après La Nouvelle Héloïse, une « pastorale » larmoyante intitulée Paul et Virginie, et best-seller instantané. Mais tous les premiers romantiques ont le goût des larmes. On ne sait ce que Rousseau en aurait pensé, il était mort depuis dix ans. Lisons donc les notices que Renaud Garcia consacre à ces deux chantres de l’Eden primitif.
(Pour lire les notices, ouvrir le document ci-dessous.)
Lire aussi :
– George Byron et Mary Shelley - Notre Bibliothèque Verte n°41 & 42
– Vladimir Arseniev et Georges Condominas - Notre Bibliothèque Verte n°43 & 44
– Pierre de Ronsard & William Blake - Notre Bibliothèque Verte n°45 & 46
– Philip K. Dick & Richard Fleischer - Notre Bibliothèque Verte n°47 & 48
– Clifford D. Simak & Pierre Boulle - Notre Bibliothèque Verte n°49 & 50