Rien, plus rien aujourd’hui ne distingue la Science d’une menace de mort permanente et généralisée : la querelle est close, de savoir si elle devait assurer le bonheur ou le malheur des hommes, tant il est évident qu’elle a cessé d’être un moyen pour devenir une fin. La physique moderne a pourtant promis, elle a tenu, et elle promet encore des résultats tangibles, sous forme de monceaux de cadavres. Jusqu’alors, en présence des conflits entre nations, voire du possible anéantissement d’une civilisation, nous réagissons selon nos critères moraux et politiques habituels. Mais voici l’espèce humaine vouée à la destruction complète, que ce soit par l’emploi cynique des bombes nucléaires, fussent-elles « propres » (!), ou par les ravages dus aux déchets qui, en attendant, polluent de manière imprévisible le conditionnement atmosphérique et biologique de l’espèce, puisqu’une surenchère délirante dans les explosions « expérimentales » continue sous le couvert des « fins pacifiques ». La pensée révolutionnaire voit les conditions élémentaires de son activité réduites à une marge telle qu’elle doit se retremper à ses sources de révolte, et, en deçà d’un monde qui ne sait plus que nourrir son propre cancer, retrouver les chances inconnues de la fureur.
Ce n’est donc pas à une attitude humaniste que nous en appellerons. Si la religion fut longtemps l’opium du peuple, la Science est en bonne place pour prendre le relais. Les protestations contre la course aux armements, que certains physiciens affectent de signer aujourd’hui, nous éclairent au plus sur leur complexe de culpabilité, qui est bien dans tous les cas l’un des vices les plus infâmes de l’homme. La poitrine qu’on se frappe trop tard, la caution donnée aux mornes bêlements du troupeau par la même main qui arme le boucher, nous connaissons cette antienne. Le christianisme et ses miroirs grossissants que sont les dictatures policières nous y ont habitués.
Des noms parés de titres officiels, au bas d’avertissements adressés à des instances incapables d’égaler l’ampleur du cataclysme, ne sont pas à nos yeux un passe-droit moral pour ces messieurs, qui continuent en même temps à réclamer des crédits, des écoles et de la chair fraîche. De Jésus en croix au laborantin « angoissé » mais incapable de renoncer à fabriquer de la mort, l’hypocrisie et le masochisme se valent. L’indépendance de la jeunesse, aussi bien que l’honneur et l’existence même de l’esprit sont menacés par un déni de conscience plus monstrueux encore que cette peur de l’An Mil qui précipita des générations vers les cloîtres et les chantiers à cathédrales.
Sus à la théologie de la Bombe ! Organisons la propagande contre les maître-chanteurs de la « pensée » scientifique ! En attendant mieux, boycottons les conférences vouées à l’exaltation de l’atome, sifflons les films qui endorment ou endoctrinent l’opinion, écrivons aux journaux et aux organismes publics pour protester contre les innombrables articles, reportages et émissions radiophoniques, où s’étale sans pudeur cette nouvelle et colossale imposture.
Paris, le 18 février 1958
Comité de Lutte Anti-Nucléaire
Premières signatures : Anne et Jean-Louis Bedouin, Robert Benayoun, Vincent Bounoure, André Breton, J.-B. Brunius, Adrien Dax, Aube et Yves Elleouet, Elie-Charles Flamand, Georges Goldfayn, Radovan Ivsic, Krizek, Jean-Jacques Lebel, Clarisse et Gérard Legrand, Lancelot Lengyel, Jean-Bernard Lombard, Joyce Mansour, Sophie Markowitz, Jehan Mayoux, E. L. T. Mesens, Jean Palou, Benjamin Péret, José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann, Toyen.
Qui refusera de s’en laisser imposer par les équarisseurs diplômés aura à cœur de joindre sa protestation à la nôtre. Ecrivez à C.L.A.N. (Comité de Lutte Anti-Nucléaire), 25 avenue Paul-Adam, Paris (17e).
PS. Jean-Jacques Lebel, l’un des signataires de cet appel, interrogé sur les circonstances de sa rédaction, raconte : « (Ce manifeste) fut écrit et distribué à la Sorbonne (avec bagarre à la clé), à l’occasion d’une conférence de Robert Oppenheimer, qui se prétendait anti-militariste et que certains avaient même accusé d’être un « agent de Moscou », mais qui avait joué le rôle que l’on sait dans l’élaboration de la bombe A à Los Alamos. Les anti-nucléaires radicaux, en 1958, certes se comptaient sur les doigts de la main et ce fut une action ultra-minoritaire. Si le mot « honneur » a un sens – ce dont je ne suis pas certain -, ce fut l’honneur des surréalistes de s’être opposés de façon absolue et pratiquement seuls, non seulement à l’arme nucléaire, mais à toute l’industrie nucléaire. »
P.PS. Le propre d’un classique est d’atteindre une pertinence au-delà des lieux, du moment et des circonstances occasionnant sa rédaction. L’appel d’André Breton et du Comité de Lutte Anti-Nucléaire est l’un de ces classiques, qui, n’ayant jamais cessé de gagner en pertinence figure 60 ans après sa publication sur nombre de sites anti-industriels, et finit par devenir lointainement audible aux oreilles mêmes du « troupeau » aux « mornes bêlements ».
Nous-mêmes, Pièces et main d’œuvre, l’avons distribué à Grenoble, en août 2018, lors d’un débat à « l’Université d’été solidaire et rebelle », où nous étions confrontés au biologiste Jacques Testart, l’un des co-producteurs d’Amandine, en 1982, et qui est à la « procréatique » ce que les physiciens lanceurs d’alertes sont à l’industrie nucléaire. De belles âmes aux mains sales.
Notre propre tract s’achevait ainsi :
« Soixante ans plus tard, exercices pratiques :
Démasquez les généticiens, videz les laboratoires
(chimères génétiques végétales, animales, humaines).
Démasquez les biologistes, videz les laboratoires
(biologie synthétique, reproduction artificielle des animaux et de l’humain).
Démasquez les cybernéticiens, videz les laboratoires
(intelligence artificielle, machine à gouverner, e-vie).
Vous aussi, démasquez les scientifiques, videz les laboratoires.
A bas les pompiers pyromanes. On ne compte pas sur ceux qui créent les problèmes pour les résoudre. »
Pour voir où aboutissent les « fins pacifiques » de l’atome, allez à Bure, au centre d’enfouissement des déchets nucléaires et ayez une pensée pour ces « anti-nucléaires radicaux », qui, en 1958 « se comptaient sur les doigts d’une main » et dont « l’honneur » fut l’opposition solitaire « à toute l’industrie nucléaire ».
Les 1500 manifestants qui défilèrent treize ans plus tard, contre l’ouverture de la centrale de Fessenheim, le 12 avril 1971, se sentaient déjà un peu moins seuls.
De savants stratèges nous reprochent souvent nos oppositions « ultra-minoritaires », solitaires, « clivantes » « inentendables » (sic), bref, inopportunes. Il est bien vrai, par exemple, que les signataires de l’appel » contre toute reproduction artificielle de l’humain (1), ne sont pas plus nombreux que ceux de l’appel à démasquer les physiciens et à vider les laboratoires. Ils partagent du moins avec eux cette consolation incertaine de « sauver l’honneur », en attendant – qui sait ? – de voir des foules manifester un jour contre les laboratoires eugénistes de la reproduction artificielle.
Pièces et main d’œuvre
Grenoble, le 4 novembre 2019
(1) In La Décroissance, oct. 2019 et ici