A l’automne 77 du siècle dernier, j’ai brièvement porté l’insigne de la Fraction armée rouge. Qui pouvait bien fabriquer et vendre cette petite étoile de bakélite, frappée des initiales et de la mitraillette ?... Enfin, il y avait un embryon de merchandising autour de ce groupe culte, ses étoiles se vendaient comme les posters du Che, dix ans plus tôt, et les foulards palestiniens, dix ans plus tard. Eternel prestige de la violence chez l’intellectuel aux mains coupées, surtout dans cette génération en queue de baby boom qui n’avait connu ni la Résistance ni la guerre d’Algérie. Une génération sans Histoire. Le passage à l’acte armé, surtout chez le jeune homme en colère (mais de ce point de vue, la tendance à l’unisexe est réelle), fait partie des rites de passage, la plupart du temps rêvés, quelquefois actualisés. C’est par exemple le sujet de la pièce de Sartre, Les Mains sales. Cette génération contestataire a vécu dans la fascination et la culpabilité face à ceux qui étaient capables de violence, de tuer et de mourir, d’ « aller jusqu’au bout ». Quant à la nature mimétique, rivalitaire et agonistique de ce jusqu’auboutisme, on ne s’interrogeait pas ; on l’ignorait ou on la niait. Tuer et mourir suffisait à vous authentifier et à excuser jusqu’à l’inexcusable.
Eternel prestige aussi des desperados dans leur combat inégal, face à un ennemi globalement odieux : l’impérialisme américain, l’état allemand, l’armée israëlienne. On ne va pas chicaner les héros sur leurs peccadilles : stalinisme, autoritarisme, nationalisme, ou simple et atterrante pauvreté intellectuelle et humaine. « Eux au moins, ils vont jusqu’au bout. » Au bout des années 70 les guérilleros des groupes clandestins tuaient comme on va au boulot et ne lisaient plus que des bandes dessinées.
Le port de cette étoile, en ce lointain et persistant automne (la preuve : des films, des livres, des brochures), représentait une protestation interne au gauchisme, alors en pleine liquéfaction. Une affirmation d’irréductibilité plus que de sympathie pour la RAF. Moins nous étions, plus nous nous raidissions. Nous nous raidissions contre la reddition. C’est ce dégoût poussé jusqu’au morbide et au suicidaire, qui a fourni leurs maigres troupes aux groupes autonomes, et plus tard à Action Directe, mais aussi au mouvement punk. Finalement, ce sont les dealers d’héroïne qui en ont le mieux profité, avec les conséquences que l’on sait, quelques années plus tard.
Entre l’action armée et le ralliement au système, il y avait un vaste champ qu’ont tenté d’occuper les communautés urbaines ou rurales, le mouvement des radios libres, ou celui anti-nucléaire. En Allemagne, ce dernier organisait des dizaines de milliers d’activistes dans des « burgen initiativen », des « comités de citoyens ». Je les ai vus arriver, car après car, de tout le sud de l’Allemagne, à l’aube sur le parking du stade de Francfort, la veille de la manifestation de Kalkar (1). Descendus de leur car, ils se rangeaient en escouades, casqués et revêtus de leurs combinaisons contre les canons à pompe, l’insigne de leur ville collé sur la poitrine. Ceux de Cologne portaient une cathédrale stylisée. C’était, pardonnez ce stéréotype, presque trop « allemand ». De temps en temps, on entendait le bruit métallique d’une barre de fer tombée sur le béton. Ces « comités de citoyens » ont réussi là où les contestataires français ont échoué. Quoiqu’il ait été construit, le surgénérateur d’Aachen, le jumeau de Superphénix, n’a jamais été mis en service, et l’Allemagne réunifiée a banni le nucléaire « civil » à la date du 14 juin 2000. Les révoltés allemands n’étaient pas si isolés dans leur société, si démunis, qu’ils n’aient eu que le choix entre l’action armée et la reddition.
En Italie et en Allemagne, les groupes armés ont rivalisé de surenchère, à la fois entre eux et avec la contestation ouverte, « haussant le tir » comme l’on disait pour attirer l’attention, les recrues, les média. Il n’y a rien de si spectaculaire finalement qu’un groupe bruyamment clandestin. Avec les arrestations - prévisibles, prévues, inévitables- malgré toutes les mises en garde, sont venues les sommations, les chantages au soutien. Du velours dans ce milieu intello-militant, si inquiet pour sa bravoure et anxieux de la prouver aux activistes armés promus sur-moi moral de l’aire extra-parlementaire. Le premier effet de cet activisme armé et de ce chantage au soutien était de satelliser nombre de contestataires autour des groupes armés, et de leur défense politique, juridique et matérielle, et comme l’on connaît l’arbre à ses fruits, sans doute était-ce l’objectif réel au delà des pâteuses logorrhées anti-impérialistes et anti-capitalistes. Le coup d’éclat dans la contestation jouant souvent le rôle du coup d’Etat au sein du pouvoir. C’est un phénomène courant dans les bals et les cours de récréation. Peu avant sa mort, j’ai accompagné mon père, vieux voyou, boxeur et truand, dans ses quartiers de jeunesse de Malakoff, et de la porte de Vanves. « Ton père, il avait une sacrée patate, m’a confié un vieux joueur de pétanque, avec lui, ça dégageait ! –Ah bon, vous alliez dans les bals pour vous battre ? – C’est pas ça !... Mais on avait toujours des petits copains qui faisaient pas le poids et qui cherchaient des crosses à des costauds !... Et pis après, ils appelaient au secours ! » Il y a toujours des individus hargneux et quérulents « qui ne font pas le poids » politiquement, mais qui ne renoncent pas pour autant à se rendre intéressants et à s’imposer au centre de l’attention ; quitte à mettre leurs amis devant le fait accompli en cherchant à l’Etat une querelle qu’ils ne peuvent pas soutenir par leurs propres moyens.
Liquidateurs politiques et activistes armés avaient un intérêt commun à nier, minorer, occulter, la contestation ouverte, si vivace et diverse dans la seconde moitié des années 70, et à s’entrevaloriser mutuellement pour coincer chacun entre le tout du ralliement (diplômes, carrières, argent, réussites des années 80), et le rien de l’action armée (des morts et de la prison). Il est notoire par exemple, que les vieux notables soixante-huitards de Libération ont sourdement combattu la contestation anti-nucléaire, et l’ont traitée avec toute la condescendance blasée des revenus de tout, cependant qu’ils multipliaient les unes à sensation sur les groupes armés ou le gangster Jacques Mesrine.
Les activistes armés peuvent être des héros ou des martyrs ; et il ne fait nul doute que les prisonniers de la RAF, à Stammheim, comme nombre de détenus des groupes armés des années 70, ont poussé l’héroïsme jusqu’au martyr. Cela ne les rend pas forcément plus sympathiques, ni leur politique moins insensée. Mais peu leur importe puisqu’ils jouissent narcissiquement d’être réputés « insensés », indépassables dans la surenchère. D’une certaine façon, on quitte la politique pour l’esthétique : live fast, die young, make a beautiful body. Cela fera des articles, des images, des films, des romans. Mais les conséquences de ce qui peut être proposé comme happening, ou vécu comme trip personnel, ne peuvent être imposées comme charge obligatoire et solidaire à une piétaille manipulée, caporalisée, contrainte de suspendre ses projets politiques pour perpétuellement servir de roadies, et secourir ses enfants perdus. Les ego trip doivent être assumés égoïstement, rançon de la gloire. Libres à ceux qui le souhaitent d’aider leurs amis ou leurs modèles dans le malheur.
Mes amis et moi, nous avons applaudi à l’assassinat de l’amiral Carrero Blanco, successeur désigné de Franco, par l’ETA. Nous n’avons jamais perdu une larme sur le sort de l’ancien SS Hans Martin Schleyer, devenu patron des patrons allemands. L’exécution inutile et cruelle d’Aldo Moro nous a répugné. Quant aux assassinats de Georges Besse, ancien président fondateur d’Eurodif (2) et patron de la régie Renault, ou du général Audran, ingénieur général de l’armement et directeur des Affaires internationales de la Délégation générale pour l’armement, quels que soient les motifs allégués, ils frappaient des personnages trop obscurs, trop dénués de symbolique malgré leurs fonctions, dans un contexte trop anachronique, pour ne pas susciter une sorte de dérision amère et goguenarde. Un peu comme l’assassinat du préfet Erignac, récemment. L’imitation de la RAF et des Brigades Rouges crevait les yeux jusque dans les textes de revendication en « yaourt » marxiste-léniniste qu’on aurait dit expulsés par un bureaucrate fou. - Au secours docteur !... Le Camarade Commissaire Politique a sa crise !... Il tremble !... Il divague !...Vite !...Sa pilule !... Une injection !
L’avantage, si l’on peut dire, d’Action Directe, c’est qu’elle est arrivée si tard qu’il n’y avait plus grand chose à gâcher, ni de militance à cramponner. Personne ne prenait « ça » au sérieux, malgré le sang et les morts. Il est terrible que des êtres humains, y compris des « ennemis », soient morts dans ce qui pour tout le monde, sauf les acteurs, n’était qu’un feuilleton tragi-comique. Eh bon, les branquignols d’AD se faisaient leur feuilleton, comme on dit aujourd’hui « se faire un film » ; et les spectateurs, à l’occasion, commentaient en ricanant. Ce n’est qu’à force de prison et de maltraitements, au fur et à mesure que s’effaçait avec les ans le saugrenu de leur équipée, que les détenus d’AD, par leur dignité, leur endurance, leurs souffrances, ont peu à peu mérité la pitié, le respect, le soutien, jusque dans les rangs du parti communiste ou de la LCR, et sont en quelques sorte « revenus dans la famille ». Tout ça pour ça. Pour demander en fin de compte son adhésion au Nouveau Parti Anticapitaliste. Alors que depuis trente ans la critique de la société industrielle et les analyses écolo-libertaires ou anarcho-écologistes n’ont cessé de s’étendre et d’être vérifiées. Trente ans d’action armée, de prison, de soutien judiciaire et politique, pour si peu apprendre. Mais c’est en 77, Rouillan, qu’il fallait rejoindre la Ligue Communiste. Ses militants n’étaient pas si nombreux alors, et ils se prétendaient révolutionnaires plutôt que « 100% à gauche », telle une benoîte section socialiste des Bouches-du-Rhône. La seule chance que ce long et filandreux épisode n’ait pas été que du temps perdu, c’est la démonstration, enfin aveuglante, que l’action armée et la fabulation guérillère, ne sont pas en soi des manifestations de radicalité. Ce que les vieux Nestor marxistes résumaient par ce dicton : tout ce qui bouge n’est pas rouge. – A propos, je me souviens que bien après avoir manifesté contre l’extradition de France de Klaus Croissant, avocat de la RAF, j’appris, nous avons appris, et confirmé de son propre aveu, qu’il était un agent de la Stasi ; que la RAF avait bénéficié du soutien de celle-ci ; et que ses derniers survivants s’étaient réfugiés en RDA d’où ils ne furent débusqués qu’après la chute du Mur de Berlin.
Que nous rappellent ces films, ces romans, ces brochures - ces événements ? Qu’on a raison de se révolter. Qu’il n’est pas nécessaire d’attendre le plus grand nombre pour le faire. Que la révolte contre le plus grand nombre peut même être nécessaire. Un devoir de conscience. Mais aucun tour de passe-passe sémantique ne transformera une poignée d’isolés en « prolétaires » ou en « sujets révolutionnaires ». On ne gagne pas sans le nombre, et moins encore contre le nombre. La conscience révoltée et solitaire, ce n’est pas la Fraction Armée Rouge qui l’incarne, mais la Rose Blanche, ce groupe d’étudiants arrêtés et décapités, en 1943, pour leur propagande anti-nazie à l’université de Munich.
Le Bacalier Vlan
Grenoble, automne 2008
NOTES
1) Le 24 septembre 1977
2) Usine d’enrichissement d’uranium implantée sur le site nucléaire du Tricastin à Pierrelatte dans la Drôme, fondée par Georges Besse en 1973, inaugurée en 1979 et exploitée par une filiale d’Areva NC, Eurodif SA.