« Maintenant, c’est plus seulement Pièces et main d’œuvre qui le dit, c’est Nature. » Ainsi parlaient des chercheurs, il y a quelques jours dans les couloirs de la fac d’Orsay. Ils avaient tort. Bien d’autres, depuis des décennies, prophètes de malheur et oiseaux de mauvais augure, annoncent l’effondrement écologique et ses effets catastrophiques pour l’humanité. Mais pour éveiller l’attention d’universitaires diplômés et des médias, il faut la caution - tardive – de la plus prestigieuse revue scientifique du monde.

Deux revues font autorité dans le milieu scientifique mondial. Publier dans Science ou Nature est un triomphe pour les chercheurs. Nature, publication britannique créée en 1869, est la revue scientifique interdisciplinaire la plus citée au monde.

Le 7 juin 2012, elle a publié une synthèse signée d’une vingtaine de chercheurs internationaux (spécialistes en paléontologie, biologie, géosciences, géographie, biochimie, géologie, biodiversité, entre autres, mais aussi « écoinformatique et écologie computationnelle »), intitulée « Approching a state shift in Earth’s biosphere » (à lire ici), nous alertant d’un proche basculement de la biosphère, irréversible et brutal.

Ayant croisé de nombreuses sources, les auteurs concluent : la conjugaison de la crise climatique, de la perte accélérée de la biodiversité, de la transformation rapide des flux d’énergie et de la dégradation générale des écosystèmes pourrait conduire à un seuil irréversible, provoquant un bouleversement comparable à celui qui a fait passer la Terre de l’ère glaciaire à l’actuelle ère inter-glaciaire, il y a 12 000 ans. Cette fois, le basculement se produirait d’un coup, sans que nul ne puisse prédire son issue – quoique les auteurs ne se montrent guère optimistes pour l’espèce humaine. Les ressources biologiques subiraient des changements rapides et imprévisibles en quelques générations.

Deux raisons à cette agonie : la croissance démographique et de la consommation des ressources per capita.
L’étude nous apprend que 43 % de la surface de la planète est déjà exploitée par l’homme (agriculture et urbanisation). Si on atteint les 50 %, on ne pourra ni empêcher, ni retarder un effondrement planétaire, estiment les auteurs. À niveau de consommation des ressources naturelles constant, nous atteindrons ce seuil avec 8,2 milliards de Terriens. Soit, selon les estimations des démographes, en 2025. Dans treize ans. « Mes collègues qui étudient les changements liés au climat dans l’histoire de la Terre sont plus qu’inquiets. En fait, certains sont terrifiés », confie Arne Mooers, l’un des co-auteurs, professeur de biodiversité à la Simon Fraser University (Canada). (1)

L’étude publiée par Nature n’est pas terrifiante seulement pour sa revue des progrès de la catastrophe. On y sent poindre aussi la tyrannie éco-technicienne, la planification écologique et l’Enfer Vert (2), quand les scientifiques en appellent au remplacement de l’énergie fossile par d’autres sources énergétiques, à l’amélioration de l’efficacité agricole, à un meilleur management des « réservoirs de biodiversité et des services de l’écosystème ». La langue trahit les techniciens du Vivant et les gestionnaires du désastre. Deux cents ans de progrès technologique et d’industrialisation ayant abouti à la fois à l’imminence d’une catastrophe et au pilotage informatique de la société-machine, il est bien naturel de voir s’épanouir des disciplines telles que l’écoinformatique, « synthèse des sciences de l’environnement et des sciences de l’information qui définit les entités et processus des systèmes naturels dans un langage que les humains et les ordinateurs peuvent traiter. » (3)

Aussi peut-on lire sous la plume d’un promoteur de l’intelligence artificielle, à propos de l’effondrement annoncé par Nature : « Nous sommes pour notre part confirmés dans notre propre hypothèse selon laquelle l’évolution en cours est déterminée globalement par des compétitions entre systèmes anthropotechniques échappant au volontarisme des "systèmes cognitifs" limités que nous sommes. » (4) La technologie nous a conduits au désastre ? Il nous faut plus de technologie. Décrétons le cyber-état d’urgence planétaire.

Confions notre sort aux « systèmes cognitifs » illimités d’IBM, par exemple. Rien pour choquer la CGT, le Front de gauche, le parti industriel et ses souteneurs médiatiques, tant qu’un tel projet crée des emplois.
« Pas de futur sans industrie », pouvait-on lire sur une banderole à Lyon, le 9 octobre 2012 dans la manifestation de la CGT « pour l’emploi et l’industrie ». Et le syndicat de rabâcher sur son site et dans les interviews de ses représentants : « un emploi dans l’industrie génère 3 à 5 emplois dans les services et la sous-traitance qui permettent, par la consommation des salariés, d’alimenter l’économie, donc le développement industriel et l’emploi ».

Alimenter l’économie, donc le développement industriel et l’emploi, c’est se ruer vers le seuil irréversible des 50 % de la planète artificialisés. C’est, par exemple, dévaster les Alpes pour frayer la voie ferrée à grande vitesse Lyon-Turin et transporter plus de marchandises plus vite et plus loin. Quelques centaines d’emplois contre quelques pas de plus vers le seuil d’effondrement de la biosphère, le combat est trop inégal.
Écoutons Daniel Mermet sur France Inter, en écho aux manifestants cégétistes : « Finalement c’est les histoires qui nous hantent et qui hantent ce pays en général depuis des décennies, c’est-à-dire l’emploi, c’est-à-dire les licenciements, c’est-à-dire cette hantise, cette peur, cette terreur, cette grande peur de cette époque déjà depuis longtemps ». (5)
D’accord. Recréons les Ateliers nationaux, comme en 1848, et employons les chômeurs à creuser des trous, et à les reboucher – par exemple sur le chantier du Lyon-Turin.

Entre les fous de la croissance et de l’emploi, et les aspirants à la tyrannie écolo-technicienne, quelle place est la nôtre ? Depuis des décennies, le courant luddite, anti-industriel et anti-technologie, expose la double menace de la fuite en avant techno-industrielle : la destruction de la nature est indissociable de la destruction de la liberté et de la dignité humaines. La catastrophe annoncée et les solutions avancées vérifient ces analyses, révélant les liens étroits entre saccage de la planète et société de contrainte. Puisqu’il n’y aura plus d’eau potable, d’air respirable, de sols fertiles pour tous, seule une gestion rationnelle, optimisée, automatisée et encadrée des ressources résiduelles permettra de prolonger notre survie.
C’est parce que nous défendons la nature et la Terre (et non les « services rendus par l’écosystème »), et une humanité digne et émancipée que nous combattons l’industrie, la croissance, et leur moteur, les technologies.

Dans le rituel militant, nous sommes censés finir ce texte par des mots d’ordre positifs ou du moins offensifs. Nous nous en tiendrons à ces trois-là :


 Partage de la pénurie.
 Grève du gaspillage.
 Grève des ventres.

NOTES
 (1) http://www.sfu.ca/pamr/media-releases/2012/study-predicts-imminent-irreversible-planetary-collapse.html
 (2) Cf L’Enfer Vert, par TomJo (éditions Badaboum, 2011) et ici
 (3) The Ecoinformatics Collaboratory at the Ground Institute for Ecological Economics, University of Vermont, cité par Wikipédia.
 (4) J.P Baquiast, http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-paul-baquiast/290612/la-course-apparemment-irreversible-leffondrement-de-la-biosphere
 (5) Là-bas si j’y suis, 12/10/12

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Lire aussi :
 De la popullulation, Simples citoyens, 8 novembre 2004 (ici)
 À la recherche du nouvel ennemi. 2001-2025 : rudiments d’histoire contemporaine, Pièces et main d’œuvre (éditions l’Echappée, 2009)
 L’industrie de la contrainte, Pièces et main d’œuvre (éditions l’Echappée, 2011)