Dans le cadre des Conférences Minatec, chercheurs et businessmen sont vivement invités à visiter quatre fleurons de la "liaison recherche-industrie" : STMicro à Crolles, Soitec à Bernin, le CEA-Leti à Grenoble et Sofradir-Ulis à Veurey-Voroize. Ces visites sont organisées par l’Agence d’Etudes et de Promotion de l’Isère (AEPI), qui, comme son nom l’indique presque, sert à vendre l’Isère aux industriels du monde entier. Qu’à cela ne tienne. Un chercheur grenoblois nous a envoyé cette note sur l’un de ces fleurons, Sofradir-Ulis, afin que nos lecteurs y voient plus clair, eux aussi, sur la nature de cette entreprise. Puisse-t-il faire des émules, et susciter chez ses collègues un minimum d’esprit critique quant au naufrage moral et politique de leur corporation.

Un peu de lumière sur Sofradir-Ulis

Dans le cadre des Conférences Minatec, chercheurs et businessmen sont vivement invités à visiter quatre fleurons de la "liaison recherche-industrie" : STMicro à Crolles, Soitec à Bernin, le CEA-Leti à Grenoble et Sofradir-Ulis à Veurey-Voroize. Ces visites sont organisées par l’Agence d’Etudes et de Promotion de l’Isère (AEPI), qui, comme son nom l’indique presque, sert à vendre l’Isère aux industriels du monde entier. Qu’à cela ne tienne. Un chercheur grenoblois nous a envoyé cette note sur l’un de ces fleurons, Sofradir-Ulis, afin que nos lecteurs y voient plus clair, eux aussi, sur la nature de cette entreprise. Puisse-t-il faire des émules, et susciter chez ses collègues un minimum d’esprit critique quant au naufrage moral et politique de leur corporation.

En 1978, le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) crée à Grenoble le Laboratoire Infra Rouge (LIR), dans le cadre d’une convention entre la Délégation Générale pour l’Armement (DGA) et le CEA. A l’époque, il s’agit de disposer de détecteurs infra-rouges de "deuxième génération" destinés aux caméras thermiques très haute performance - pour l’armée évidemment.

Les technologies à base de semi-conducteurs Hg-Cd-Te (mercure, cadmium, tellure) développés dans ce labo entre 1978 et 1986, conduisent à la création de la Sofradir, aujourd’hui leader mondial dans le domaine. Gérard Destéfanis, directeur de recherche au LIR, qui a participé en tant que chef de projet, à la création de nouveaux types de détecteurs pour la vision de nuit, reçoit en 2003, le prix Lamb de l’Académie des sciences. Ce prix biennal récompensant les études et travaux pour la défense nationale. Eblouissant, non ? A l’heure actuelle, ce LIR, avec le soutien de la DGA et de son rejeton la Sofradir, prépare la troisième génération de détecteurs infra-rouges. On nous voit bientôt de nuit comme de jour, de loin comme de près.
En 2001, cependant, le marché militaire arrive à saturation. La direction de la Sofradir décide alors de développer une génération de détecteurs trop médiocres pour les applications militaires (tuer et bombarder de nuit avec précision), mais de qualité suffisante pour les "applications civiles", comme l’on dit de certaines sortes d’incivilités. La technologie étant mise au point, on imagine d’abord de créer une entreprise indépendante, puis finalement Ulis, filiale de Sofradir (à 85 %) et du CEA (à 15 %). A Ulis le marché civil, à Sofradir le militaire.

Les deux sociétés ont pourtant beaucoup de travaux en commun, d’où l’intérêt de les installer côte à côte, sur une zone industrielle intercommunale. Ulis dispose de trois bâtiments à Veurey-Voroize, une aubaine pour l’emploi, n’est-ce pas. 40 employés en mars 2003, 300 paraît-il, à la fin de l’année. On y produira des détecteurs pour les pompiers, des caméras pour le contrôle de production industrielle, des capteurs pour l’imagerie médicale, des aides à la conduite automobile de nuit et par mauvais temps. Que du civil, vous dit-on !

"Démonstration réussie. La caméra embarquée a tout révélé : le jogger et son chien qui crapahutent ensemble (et bien imprudemment à cette heure tardive !) le long de la nationale, le camion qui s’engage sur la route avec ses simples feux de croisement, le panneau "men at work" - très - symboliquement positionné sur la droite de la chaussée !"

Civil, comme l’on disait jadis de ces mouchards "en bourgeois", qui espionnaient les lieux publics.

Bien entendu les élus locaux se félicitent à l’inauguration d’Ulis de ces créations d’emplois. Daniel Zenatti, maire de Veurey, Didier Migaud, visiblement satisfaits de cette "belle opération" . Le conseiller général du canton Alain Chaplais,
affirmant que "l’argent public doit aussi servir dans le domaine économique" et que "l’investissement prioritaire est celui de l’homme". Le député de la circonscription, Michel Destot, ancien du CEA, ne manque pas de saluer en Ulis "un très bel exemple de ce que l’on fait de mieux en matière d’innovation." Que serait le pire ? Mais on a vu que pour créer de l’emploi et toucher la taxe professionnelle, ces ventres accueilleraient les plus répugnantes activités (casernes, pénitenciers, usines d’armement, centres "Soleil Vert"). La déclaration la plus juste et la plus glaçante revenant à Michel Bart, préfet de l’Isère qui met l’accent sur "la mobilisation conjointe de l’état, du CEA, d’industriels du domaine avec l’appui des collectivités locales." Et d’ajouter que les productions d’Ulis concernent "des enjeux majeurs pour nos concitoyens que sont la santé et la sécurité."
Tout ce nuage verbal pour camoufler l’énorme investissement de fonds dans la technologie guerrière, avant d’aboutir 25 ans plus tard, à des applications "civiles", prétendues respectables, et utilisant d’ailleurs des procédures simplifiées (entre autres, les capteurs civils ne sont pas refroidis à -200°C, ce qui lève bien des contraintes.)

Tout ceci n’est hélas que la répétition de la même histoire : le lanceur Ariane avec ses satellites de communication dissimulant les missiles Véronique mis au point pour l’armée française, dans le sud algérien, par Wolfgang Pilz, Karl Heinz Bringer, Otto Müller et Helmut Habermann, rescapés du programme nazi de missiles V1 et V2 (Le Monde 21/08/03).

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Lettre ouverte à celles et ceux qui participent aux rencontres Minatec

Il semblerait que si l’on a décidé de faire de Grenoble la “ capitale des nanotechnologies ”, ce serait avant tout grâce à un “ environnement fertile ”. Certains dont peut-être vous faites partie, auront su modeler et soumettre Grenoble et les Grenoblois aux exigences de l’innovation permanente, de la modernité et de la compétition internationale féroce où “ il faut non seulement être les premiers mais aussi se donner les moyens de le rester ” . Il y a des relents de darwinisme social dans les propos de ce très photogénique Vallini. Pour arriver à un tel résultat il semblerait qu’un consensus ait réussi à réunir au sein de cette ville des politiques de tous bords, des scientifiques qui font soit de la recherche fondamentale, soit de la recherche technologique, soit de la recherche appliquée, des industriels et des militaires qui ont œuvré ensemble pour obtenir que “ Grenoble s’impose comme le premier pôle européen d’innovation pour les micro et nanotechnologies ” ; un des premiers objectifs d’une telle ambition étant “ de mettre la génération 32 nm (en 300 mm) à la portée [des] industriels ” qui pourront ainsi développer un tas de quincaillerie, de prothèses, d’armes et d’outils à puces que vous saurez probablement rendre aussi indispensables que ceux de la génération précédente.

Un certain Jean-Pierre Dupuy a réalisé pour le compte du Conseil général des mines, organisme dont il est membre, une étude dans laquelle il dénonce les différents risques auxquels les nanotechnologies seront susceptibles de nous exposer : l’accident écophage (un bogue dans l’auto-réplication) anéantirait le monde, nous assisterions à une course aux armements de destruction massive sans limite qui nous ferait regretter les armes de dissuasion nucléaire, ces nanotechnologies nous conduiraient vers la fin de la rareté, du travail, du commerce, du capitalisme (sic). Nous sommes persuadés que vous ferez en sorte de ne pas vous exposer à ce genre de dernier risque.

Bill Joy, cofondateur de Sun Microsystems dont il assure aussi la direction scientifique, est le coinventeur du langage Java. Il a coprésidé la commission américaine sur l’avenir de la recherche sur les technologies de l’information. Muni de références aussi impressionnantes, il s’est fendu de ce qu’avant l’ère de l’Internet on eût nommé un essai : “ Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous ” (disponible sur : http://www.ogmdangers.org/docs/Bill_Joy.html). Et dans ce texte, il alarme le lecteur : les récents progrès en électronique moléculaire donneraient un potentiel de destruction inimaginable aux technologies du XXIe siècle, qu’il nomme technologies GNR (pour : génétique, nanotechnologies et robotique). L’électronique moléculaire permettrait de réaliser les rêves d’un Kurzweil ou d’un Moravec qui voient dans le robot l’avenir de l’homme ou dans la fusion entre les deux, la post-humanité ; ces nanotechnologies permettant d’atteindre de nouvelles limites dans l’évolution des performances des mémoires de l’ordinateur et donc de la ‘puissance’ des ordinateurs.

Pour ces sibylles des nanotechnologies dont vous êtes peut-être, celles-ci nous promettent de nous libérer des pollutions et des catastrophes, de la pauvreté et de la misère, des maladies, de la mort et même de l’humanité. Elles nous garantissent l’éternelle jeunesse, l’intelligence, le bonheur et l’abondance... artificiels ! Ces nouveaux prophètes voient religieusement dans la science et la technologie les moyens de gagner le jardin d’Eden et peut-être aussi un moyen de rédemption au vu des différents désastres que ces dernières dizaines d’années ont dû essuyer, où scientifiques et ingénieurs ont leurs parts de responsabilité.

Nous devons admettre qu’aucune volonté ni aucun pouvoir politiques, administratifs ou industriels ne tiennent à changer de cap. Votre ivresse et votre fascination d’ingénieurs ou de scientifiques ne sont pas prêtes de retomber : les moratoires finissent toujours par céder et les expertises scientifiques servent surtout de caution au monde industriel. Les discours catastrophistes n’ont aucun effet sur les choix technologiques faits par les décideurs politiques et économiques, non plus. Le président Jacques Chirac n’a-t-il pas inauguré le pôle de recherche et de production en nanotechnologie de Crolles 2 développé par STMicroelectronics, Motorola et Philips, en apportant un soutien financier (17 % du capital) au plus gros investissement industriel en France depuis 10 ans ? Et Minatec, l’un des trois grands projets mondiaux dans les microtechnologies et les nanotechnologies, n’est-il pas financé par l’État et les collectivités locales ? Les élus dans ces deux cas n’ont pas attendu, évidemment, les conclusions du débat sur les dangers des nanotechnologies, pour donner leurs accords et les crédits correspondants.

Nous pouvons alors supposer qu’il existe bien une volonté bureaucratique (ou une obligation) de jouer de ce catastrophisme pour façonner “ l’opinion publique ”. Il a pour seul effet d’alarmer les masses dépossédées de tout ; c’est-à-dire de les inquiéter en leur faisant pressentir le danger, en les accablant face à un monde sur lequel elles n’ont plus prise. L’autre rôle que joue ce catastrophisme, et c’est pour cela que les décideurs, en plus de la crédibilité démocratique que pourrait donner un semblant de débat, laissent faire et encouragent même la critique, c’est de faire disparaître progressivement toute véhémence à son égard. L’habituation fait partie de cette nouvelle manière de gouverner un État dans une société qui se sent menacée. L’arbre des risques majeurs cache la forêt des contraintes sociales, humaines ou environnementales que ces technologies vont nous faire subir, nous font subir déjà, beaucoup moins spectaculaires mais pas moins aliénantes et bien réelles. Ces menaces permettent aussi de pouvoir jouer de la consolation : les masses régentées ne témoignent-elles pas de la gratitude envers leurs gouvernants lorsque ceux-ci ont su gérer les nuisances que la société industrielle, dont ils sont les promoteurs, a produites ?

Les êtres humains garderont-ils le pouvoir sur la machine ? Rien n’est moins sûr. Le père fondateur de l’Intelligence artificielle, Alan Turing, était de ceux qui espéraient que les progrès de la technologie permettraient à la machine de dépasser le cerveau humain. Mais ce n’était, selon lui, pas tant les progrès de l’Intelligence artificielle qui permettraient ce résultat que la dégradation de la pensée humaine qu’il pressentait. À la question “ les machines peuvent-elles penser ? ”, Turing répondait en 1950 : “ Je crois que d’ici à la fin du siècle, l’emploi des mots et la culture générale auront été tellement altérés qu’on pourra, sans risquer d’être contredit, parler de machines qui pensent. ” Le développement des nanotechnologies imposera un monde plus aliénant que celui que l’on connaît. Comme Theodore Kaczynski le fait remarquer dans son manifeste , la société, scindée en une masse de gens qui conserveront un contrôle partiel de leur voiture ou de leur ordinateur personnel et une élite qui gérera les grands systèmes, permettra aux machines de prendre en charge davantage de tâches simples ; mais l’organisation sociale qui en émanera sera encore plus complexe et ne laissera au commun des mortels que très peu de liberté. Les exigences du système, de votre système, feront que les individus, s’ils ne veulent pas se retrouver marginalisés, “ auront besoin de plus en plus de formation, de plus en plus de compétences, et devront être de plus en plus fiables, “ formatés ” et dociles, car ils ressembleront de plus en plus aux cellules d’un organisme gigantesque. Leurs tâches deviendront de plus en plus spécialisées et leur travail sera, en un sens, sans contact avec le monde réel, parce que concentré sur une toute petite partie de la réalité. ” Quant à ceux qui ne voudraient ou ne pourraient s’adapter, ils resteront rivés à des tâches subalternes et des occupations toujours plus insignifiantes ; nous constatons déjà un nombre grandissant de tâches quotidiennes et ménagères que chacun exécutait sans y penser, pris en charge par de nouveaux “ professionnels des services ” ; nous constatons aussi que prolifèrent des professionnels du divertissement et des amuseurs en tous genres pour distraire la grande masse prolétarisée. Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait qu’une telle société ne se développera pas sans générer de nouveaux problèmes sociaux insolubles, la barbarie et le contrôle social corollaires.

Pour toutes ces raisons, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs les nanocrates, nous ne vous saluons pas.

Pierre Gérard et Henri Mora,
le 23 septembre 2003