Compte-rendu d’une présentation de Pièces et main d’oeuvre à Amiens, en janvier 2010, rédigé par le site Article 11 (http://www.article11.info).

Tu connais sans doute ce collectif grenoblois de lutte contre les nanotechnologies, le flicage généralisé et - plus généralement - toute les perversions technologiques contemporaines [1]. Constitué d’activistes s’échinant à interroger le pouvoir de nuisance du progrès technologique, Pièces et main d’œuvre fait feu de tous bois, en des bouquins (passionnants) comme dans les luttes. Tout récemment, le collectif peut se targuer d’avoir très largement contribué à enrayer - voire saboter - le plan de communication gouvernemental sur les nanotechnologies : en empêchant une bonne part des prétendus débats que le Commission nationale du débat publique organisait ces derniers mois dans une vingtaine de villes françaises, Pièces et main d’œuvre a démontré qu’il était toujours temps de se mobiliser, d’alerter l’opinion, de remuer les médias et - en résumé - de résister. Une jolie réussite.

Samedi, à la tribune, ils sont revenus sur les racines du mal, sur la mise en place de la société de contrôle et sur le changement de paradigme induit par les nanotechnologies. Une passionnante intervention, dont voici le compte-rendu.

***

« Pour me présenter, je vais utiliser mon numéro de Français. Je suis donc le … [Il lit un long numéro, que je n’ai pas noté], qui correspond à mon numéro d’inscription au répertoire de la carte d’identité. Il a été institué quand la carte d’identité est devenue obligatoire, en octobre 1940.

Quelques définitions, d’abord. Quand on parle de technologie, on parle en fait de la poursuite de la guerre par d’autres moyens, c’est-à-dire de la poursuite de la politique. La technologie n’est rien d’autre que le contrôle de la population, poussé à son maximum. Cette organisation rationnelle de l’ordre politique a toujours présenté un versant bénévole – qui renvoie, si l’on veut retourner très loin en arrière, à ce « bon pasteur » prenant soin de ses ouailles dans la Bible – et un versant répressif – il s’agit d’éliminer les brebis galeuses.

Continuons. Qu’est-ce que le contrôle ? Regardez ceci [Il brandit un livret]. Ce que je tiens à la main est le livret d’ouvrier de l’un de mes aïeux. A chaque fois qu’il changeait de ville ou de lieu de travail, il le présentait à ses employeurs. C’est ça, le contrôle. Le mot renvoie à ce rouleau de parchemin où, à l’époque de la Mésopotamie, le souverain faisait dresser le rôle, c’est à dire la liste de ses biens, de ses esclaves, etc. Le mot resurgit en France au XIVe siècle, avec la gestion de l’armée soldée et des prisons : le rôle sert à faire les comptes, le "contre-rôle" est destiné à les vérifier. C’est ainsi que s’est imposé le mot contrôle.
La pratique du contrôle s’est affinée en plusieurs siècles, en même temps que se perfectionne le suivi des travailleurs itinérants. Elle est passée par le livret de l’ouvrier, le livret anthropométrique pour les populations nomades (institué au XIXe siècle) et les campagnes (peu fructueuses) de l’État appelant au volontariat de la population pour l’inscription à la carte d’identité.

C’est pendant la Deuxième Guerre mondiale que la carte d’identité devient finalement obligatoire, à l’initiative d’un Polytechnicien haut commis de l’État qui souhaitait préparer la revanche et rêvait de recenser, à la barbe de l’occupant allemand, tous les hommes en âge de porter les armes. Pour ce faire, il parvient à faire accepter par les Allemands cette idée que toute la population doit être recensée. L’occupant y met deux conditions : que soit ajouté au numéro de Français un chiffre supplémentaire pour recenser les Juifs et que la carte d’identité soit d’abord instituée dans les zones où la résistance est plus active.

Cette introduction rappelle une évidence : il y a un lien systématique entre la statistique et l’ État. D’où une première conclusion : chaque fois que vous souhaitez faire obstacle au pouvoir de l’État, il convient d’en refuser ses outils statistiques, dont le recensement et la carte d’identité.

Il existe un autre principe du contrôle : le contrôle spatial. Une illustration parfaite en est, pendant la Guerre d’Algérie, la prise de la casbah d’Alger par les militaires français : l’une des premières étapes de leur offensive est de marquer à la peinture le nombre d’occupants de chaque maison sur sa porte ; il s’agit de faciliter le "contre-rôle". Cela n’a rien de nouveau : Balzac en parlait déjà dans l’un de ses romans, Modeste Mignon, où il détaillait la réaction – pour le moins rétive – des Parisiens à la numérotisation des maisons et leur refus de ce qu’ils percevaient comme une intolérable intrusion de l’État.

Parlons un brin de surveillance, maintenant. Pas très loin d’ici, le département du Nord a un sénateur, Alex Türk, qui se trouve aussi être le président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. En tant que tel, il nous met en garde une fois par an contre les conséquences des technologies de contrôle et feint de s’alarmer de notre avancée vers la société de surveillance. C’est une farce ! La réalité, c’est qu’on a dépassé la société de contrôle, qu’on est en plein dans la société de surveillance et qu’on se dirige gaillardement vers la société de contrainte. »

« On a évoqué le quadrillage, comment on a numéroté les rues pour avoir une vision précise du territoire. Aujourd’hui, grâce aux technologies numériques et aux nanotechnologies, ce quadrillage concerne des parties de plus en plus fines de nos vies, prises dans des filets aux mailles de plus en plus serrées.

De quoi s’agit-il ? Les nanotechnologies permettent la miniaturisation des outils informatiques, lesquels deviennent presque invisibles. Il s’agit de puces permettant de stocker une immense quantité de données et équipées d’une antenne pour les lire à distance. Que ce soit dans les puces des passeports biométriques, dans celles des cartes de transport en commun ou dans celles des objets de consommation (les puces remplaçant les codes-barres), il s’agit à terme d’enregistrer des données sur votre mode de vie, sur vos déplacements, sur vos préférences, sur vos affinités intimes ou politiques… L’idée est que ces puces soient insérées partout, y compris sur le vivant. C’est déjà le cas. On puce des arbres. On puce des paysages – les États-Unis larguent régulièrement des puces depuis des avions sur des forêts, pour détecter des départs d’incendie . On puce des animaux – pour pouvoir gérer les troupeaux comme un stock de marchandises. Et on puce même les humains : quelques milliers de personnes dans le monde, des employés australiens, des malades américains ou des gens trouvant ça fun, portent en ce moment même une puce.
Derrière cette démarche, il y a l’idée de rationaliser et d’informatiser nos vies. Jusqu’aux rapports humains, en passant dans un premier temps par les secteurs du soin à la personne et de l’éducation. À Grenoble, des chercheurs ont ainsi mis au point un "habitat intelligent" bardé de puces, soit un appartement à destination des personnes âgées, pour qu’elles restent sous surveillance constante. Au fond, l’idée est de parvenir à se passer de l’humain.

L’idée de nous faire vivre dans un environnement totalement informatisé n’est pas de la science-fiction. Elle est – par exemple – portée par un groupe comme IBM, qui a récemment fait de la publicité dans les journaux pour « une planète intelligente ». Pour ces gens, cette notion d’intelligence est synonyme de communication, c’est-à-dire la capacité d’enregistrer des données et de les diffuser. Tout doit être monitoré, géré par ces puces communicantes. Il s’agit de supprimer tout ce qui fait friction, de tout lisser pour davantage de fluidité. De façon très sérieuse, IBM [3] assure que la police sera demain capable d’anticiper les délits en supprimant l’impromptu, la surprise, l’inconnu.

Ces puces RFID sont associées aux nouvelles technologie : il est aujourd’hui possible de fabriquer des capteurs de la taille d’un grain de poussière, de recourir à l’usage de caméras "intelligentes" (capables de reconnaître des visages et détecter des comportements jugés atypiques), d’utiliser des scanners corporels, des systèmes de géolocalisation ou des dispositifs biométriques. Une fois combinées, ces puces et ces technologies dressent un filet sans cesse plus étroit, récoltent un nombre toujours plus important de données destinées à enrichir les statistiques. Des données qu’il s’agit ensuite de traiter ; c’est le travail notamment réalisé par un groupe comme Thalès, qui développe "le supervisor" pour interpréter et ficher les milliards de données et gérer les alertes éventuellement déclenchées par la machine. À Mexico, ville bardée de dispositifs de contrôle, la machine peut désormais décider de faire zoomer des caméras sur des endroits précis, de bloquer les portes du métro si elle l’estime nécessaire, de mettre en lien les données récoltées sur le terrain avec celles collectées par les drones…
Dans ce système, l’homme devient totalement transparent face à un pouvoir opaque. C’est l’exact opposé de l’une des définitions de démocratie, selon laquelle le pouvoir se doit d’être transparent et de ne pas empiéter sur la vie privée des citoyens. Avec les nanotechnologies, on change ainsi de monde, de paradigme.

Tout cela relève de la gestion globale de la société. Mais les nanotechnologies et les technologies convergentes ne s’y limitent pas, intervenant en sus sur ce que l’humain a de plus secret. Ainsi de cette possibilité – par exemple – pour les neurologues de placer des implants dans le cerveau, une technique mise au point pour calmer les tremblements des parkinsoniens. De ce traitement, les chercheurs – notamment ceux de Clinatec, à Grenoble – sont vite passés à une étape supérieure, celle de la modification des comportements : sous des prétextes médicaux, on intervient aujourd’hui sur le traitement des troubles obsessionnels compulsifs, des troubles alimentaires ou de la dépression. Avec ces implants, il s’agit d’influer immédiatement sur l’origine des troubles. Et à partir du moment où on dispose d’outils permettant d’agir sur l’humeur et le comportement, on entre dans la société de contrainte. »

« Les nanotechnologies représentent un saut qualitatif : à partir du moment où les dispositifs de surveillance deviennent intrusifs et ubiquitaires, on entre forcément dans une autre dimension. Parce qu’on ne négocie pas avec la machine. »

« Les hommes sont chosifiés, et on passe de l’administration des hommes à l’administration des choses. Prenons l’exemple de la Seconde Guerre mondiale et de la France : s’il y a eu une résistance sur notre territoire, c’est d’abord parce qu’il était possible de confectionner des faux-papiers. L’un des responsables de la confection de ces faux-papiers, le résistant de toujours Adolpho Kaminsky, explique fort bien – dans un livre récemment publié et aussi dans une interview donnée à CQFD – combien il n’est rien à voir entre falsifier des papiers en carton et falsifier des papiers électroniques. Bien sûr, il va rester possible à l’avenir de confectionner des puces d’identité bidons, mais ce sera réservé à ceux qui en auront les moyens technologiques, les mafias et les gouvernements. C’est cela qui change tout. Ou au moins : qui change beaucoup de choses.

En outre, la technologie n’est pas neutre, elle induit des usages (réputés) bons et des usages mauvais. Avec elle, le monde ancien devient un nouveau monde. Par exemple, le monde de l’électricité devient le monde du nucléaire ; et le monde nucléaire est forcément un monde policier.
Tocqueville expliquait que le progrès technique favorise la société démocratique. Et il prenait l’exemple des armes à feu, en affirmant que celles-ci permettaient enfin aux manants de s’affronter à armes égales avec les puissants. C’est faux. En réalité, la technologie accroit les inégalités dans le rapport de force. Dans le passé, les serfs et manants qui se révoltaient avaient un petit espoir de l’emporter. Aujourd’hui, c’en est terminé : le pouvoir se réserve forcément la victoire. Une société informatisée est une société pilotée : ceux qui s’y opposent ne font pas le poids, ils ont perdu toute chance de peser dans le rapport de forces. »

« La question de l’acceptation de la population se pose. Et celle-ci donne le sentiment d’une adhésion de la société toute entière aux nouvelles technologies. Le téléphone portable a ainsi connu le développement technologique le plus rapide de toute l’histoire. Mais en même temps, les industriels ont de plus en plus peur de faire des fours, de connaître l’échec. Parce qu’ils savent que les gens disent quelquefois non. Qu’ils ne sautent pas – au fond – de joie devant ces innovations présentées comme un progrès. Et qu’ils ne se réjouissent pas, se contentant de constater qu’on « n’arrête pas le progrès ».

Puisqu’on parle du monde du travail, il faut parler du Luddisme, un mouvement mal connu voire diffamé. De 1811 à 1813, les luddites, des artisans des comtés centraux de l’Angleterre, ont tout tenté pour rester maître de leur travail, pour préserver la qualité de ce qu’ils produisaient. Ils ont essayé de résister à l’arrivée de la machine textile industrielle, qui apportait avec elle les cadences horaires, le travail en usine, la rationalisation de la production, etc…
Pendant trois ans, les luddites ont ainsi cassé des machines et défendu leur mode de travail artisanal. Ce sont des gens qui refusaient de devenir esclave du monde du travail. »

« Résister ? Il ne faut pas perdre espoir. De temps en temps, il se produit quelque chose, on ne perd pas toujours. J’ai ainsi récemment vu passer dans Le Monde une tribune signée de plusieurs chercheurs désolés, qui expliquaient avec des trémolos dans le stylo qu’il n’était désormais plus possible de cultiver des OGM en France.
Et je suis aussi frappé par le mouvement de résistance spontané à la vaccination de masse qui s’est fait jour à l’occasion de H1N1. Comme si les gens attendaient juste qu’on leur en laisse l’occasion pour se venger de tout… C’est d’autant plus curieux que le vaccin a toujours été une vache sacrée en France. »

« Le gouvernement a lancé une campagne de communication sur les nanotechnologies, par le bais de la Commission nationale du débat public (CNDP), un organisme dépendant du gouvernement qu’on ressort du chapeau à chaque fois qu’émerge un mouvement de protestation contre une prétendue innovation.
La CNDP avait prévu de s’arrêter dans 17 villes de France. Nous avions appelé au boycott de cet écran de fumée et de cette manipulation. Et nous – mais aussi d’autres personnes – avons saboté quelques-unes de ces réunions. Sur 13 réunions tenues jusqu’à maintenant, nous avons réussi à en chahuter six, par des banderoles, des tracts, des parodies [5]. Cinq ont été finalement annulées, enfouies dès leur première seconde sous un tonnerre d’applaudissements qui a empêché toute prise de parole. [6] »

Notes

[1] Et si tu ne le connais pas, je te rappelle qu’A11 avait réalisé, l’an passé, un entretien avec Pièces et main d’œuvre. Tu peux le consulter ICI.

[2] Crédit photo : Pierre Mongaux.

[3] À un autre moment de la conférence, cette précision sur IBM : « Je voudrais aussi rappeler que c’est IBM qui, dans les années 1930, a mis au point le fichage rationnel des juifs pour l’Allemagne nazie, concevant notamment le système du tatouage numéroté. »

[4] Crédit photo : Pierre Mongaux.

[5] Le site Aujourd’hui le nanomonde (http://nanomonde.org) relate ce vaste mouvement de protestation et de sabotage du prétendu débat gouvernemental.

[6] Une vidéo de la réunion de Lyon, annulée après quelques minutes d’applaudissements, est visible ICI.

Lire aussi

 Entretien avec Slate

 Entretien avec La Décroissance

 Premier entretien avec Article 11 : « Quand on réduit les frais de carotte, il faut bien augmenter les frais de bâton. »

 Troisième entretien avec Article 11 : « Tant qu’on nous réduira à l’état de robots, les robots nous réduiront à néant »

 Entretien avec CQFD

 Entretien avec Ragemag

 Entretien avec La Spirale

 Entretien avec Le Monde

 Entretien avec la revue Bibliothèque(s)

 Entretien avec "Tout est à nous"

 Entretien avec la revue Ekintza Zuzena