Bernard Charbonneau (Bordeaux, 1910 – Saint-Palais, 1996) n’a pas eu souvent les honneurs du Monde, lui qui fut durant la plus grande partie de sa vie occulté, sinon méprisé, par la presse et l’édition de son pays. Mais il est des hommages posthumes dont il se serait bien passé.

Un certain Luc Chatel (rien à voir avec le politicard sarkozyste, même s’il s’est servi de cette homonymie pour monter un canular douteux) signe le 20 décembre 2020 dans le journal officiel de la technocratie un article intitulé « Comment le christianisme influence l’écologie politique » où notre libertaire gascon est par deux fois qualifié de « théologien protestant ». « Théologien protestant » ! On entend d’ici trembler sous ses vociférations la pierre tombale du Boucau où Charbonneau est inhumé aux côtés de sa femme Henriette. Comment peut-on écrire et publier de telles contre-vérités ? Est-ce la paresse et l’incompétence d’un journaliste, un nouveau canular ou bien une de ces diffamations dont Le Monde s’est déjà rendu coupable par le passé (1) ?

Il aurait pourtant suffi aux Décodeurs, la cellule de « vérification des faits » du Monde, d’ouvrir n’importe lequel des ouvrages de Bernard Charbonneau ou de faire la moindre recherche pour apprendre que ce libre penseur n’avait rien d’un « théologien » – pas plus que d’un « protestant » d’ailleurs puisqu’il fut baptisé et reçut une vague éducation catholique jusqu’à sa communion solennelle.

Son ami Jacques Ellul qui était, lui, croyant, s’en désolait :
« Nous avons vécu à la fois dans une très grande proximité d’idées et dans une perpétuelle confrontation ; car il était non chrétien et même assez violemment antichrétien. Ce qu’il ne supporte pas chez les chrétiens, c’est d’avoir trahi, en tout, ce que Jésus a porté sur la terre. Ainsi, à chacune de nos rencontres j’ai eu à subir un procès des chrétiens. Il montre toujours une extrême violence à l’égard des chrétiens, d’autant plus grande qu’il a parfaitement compris ce qu’aurait dû être le christianisme, ce qu’auraient dû vivre les chrétiens (2) . »

Le premier ouvrage que Bernard Charbonneau réussit à faire éditer, en 1963 chez Denoël, à plus de 52 ans, s’en prenait à l’une des coqueluches des intellectuels cathos (et autres technobéats) de l’époque, lecteurs du Monde et de Témoignage chrétien à n’en pas douter, et s’intitulait Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire. La thèse était dans le titre et dénonçait l’hubris chrétienne de la théologie teilhardienne, qui s’extasiait devant l’explosion d’Hiroshima (« un événement prodigieux » où « l’homme s’est trouvé sacré ») – tout comme d’ailleurs Le Monde, titrant le 8 août 1945 : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon ».

Charbonneau s’est très tôt défini comme un «  agnostique postchrétien  » et il participa dès le début à l’aventure de La Gueule ouverte, créée en 1972 par Pierre Fournier et ses amis de Charlie Hebdo, plus portés à bouffer du curé, du pasteur, de l’imam ou du rabbin qu’à l’exégèse biblique. À La Gueule ouverte il donna pendant des années ses « Chroniques du terrain vague » dans lesquelles il contestait la sacralisation de l’État et le culte du Progrès, en opposant l’autonomie – le gouvernement des hommes par eux-mêmes dans le débat et la délibération – à l’hétéronomie, c’est-à-dire la soumission à des préceptes ou obligations indiscutables et dictés d’en haut, d’ailleurs ou de nulle part. Ou par l’intercession du Monde.

Sa critique du christianisme n’est cependant pas celle d’un laïcard borné. S’il en reconnaît les qualités émancipatrices, il en déplore la profonde ambiguïté, comme dans le chapitre « Nature et christianisme » du Feu vert (3) : « Si l’on peut faire un reproche au judéo-christianisme, ce n’est pas d’être vrai ou faux, bon ou mauvais, mais redoutablement ambigu. » « Les Églises n’ont plus qu’une idée : s’adapter à leur temps, à la technique, au libéralisme et au socialisme […] au lieu de s’éveiller à un autre sentiment, il est vrai plus insupportable : celui de leur responsabilité dans un progrès déchaîné par l’ambiguïté du christianisme. »

Dans Le Jardin de Babylone (4), il pourfend les syndicalistes paysans chrétiens, ces propagandistes de la modernisation agricole durant les « Trente Glorieuses », qu’il considère comme les grands responsables du massacre des cultures et des territoires. «  De même que le mouvement ouvrier est contrôlé par des cadres marxistes, le mouvement paysan l’est par des catholiques, d’autant plus zélés dans leur culte du progrès qu’ils doivent faire oublier l’époque où leur Église prêchait le “retour à la terre”. […] »

« Une nouvelle génération d’intellectuels et de militants catholiques travaillèrent à substituer le mythe du Progrès à celui du Péché. Ils le firent avec d’autant plus d’enthousiasme et d’autant moins d’esprit critique que, pour ces réactionnaires repentis, le progressisme était tout neuf. Au gros des prêtres paysans s’opposa, non sans heurts, l’avant-garde des prêtres ouvriers. »

Passons sur le reste de l’article du Monde. Qu’aujourd’hui nombre de politicards verts soient issus de la décomposition de l’Église, c’est certes intéressant, mais on pourrait en dire autant de ce qui se nommait autrefois « la deuxième gauche », ou de toute cette mouvance centriste, européiste, technocratique, sans-frontiériste dont Le Monde est justement le porte-parole. Ce qui est frappant dans ce papier, c’est de voir des auteurs technocritiques comme Illich et Ellul abusivement présentés comme inspirateurs des actuels technologistes verts. Nous en avons quelque exemple dans le Bordelais où nous avons subi à Bègles pendant près de trente ans les magouilles politiciennes et les délires mégalomanes de l’écotartufe Noël Mamère, ce soi-disant « héritier de la pensée de Charbonneau et d’Ellul ». Entre autres méfaits, il transforma la vieille cité ouvrière en Boboland connecté et fit bétonner 200 hectares de zones humides pour la construction d’un gigantesque centre commercial.
Par la grâce élective, nous avons aujourd’hui un autre « héritier », le « catho basque » Pierre Hurmic. Miraculeusement porté à la tête de la mairie de Bordeaux par la pandémie covidienne et 17 % des inscrits, il semble pour le moment principalement préoccupé par les sapins de Noël. Pourvu que ça dure. On lui rappelle quand même les pieuses paroles que son « mentor » Jacques Ellul adressa en son temps à Noël Mamère : « Tu crois faire de la politique, mais c’est la politique qui te fera », et on lui recommande la lecture de L’Illusion politique (5), qu’il a vite remisé pour mener sa petite carrière personnelle.

Quant à cette « écologie chrétienne » tant vantée par Le Monde, elle semble avoir rapidement montré ses limites avec la création ces derniers jours d’un « Conseil pour un capitalisme inclusif avec le Vatican », sous l’égide du pape François et avec la participation de grands dirigeants d’entreprise internationaux. « Capitalisme inclusif » : voilà un bel oxymore qui nous permet de citer, une fois de plus, notre « théologien protestant » préféré :
«  Un beau jour, le pouvoir sera bien contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusion peut mener à penser que, sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire, dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie ; ils ne croient qu’au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement (6).  »

N’en déplaise au falsificateur Luc Chatel, il n’y a rien de « sympathique et taquin » dans cette description des gestionnaires du désastre par Bernard Charbonneau. La mission idéologique de son papier transparaît derrière sa mièvre bonhomie : tenter d’annexer les précurseurs et penseurs de l’écologie (7) pour légitimer les nouveaux maîtres de l’époque – en leur donnant en prime l’onction divine. Mais il n’y a rien de commun entre les technocritiques radicaux et les technologistes verts d’aujourd’hui.
Et Le Monde, le journal de tous les pouvoirs, est bien le journal de ces gens-là.
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Bordeaux, le 29 décembre 2020
Les Amis de Bartleby

Les Amis de Bartleby animent le site La Grande Mue (ici), consacré à la pensée, la vie et l’œuvre de Bernard Charbonneau.

NOTES :
(1) Voir par exemple George Orwell devant ses calomniateurs, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1997.
(2) Jacques Ellul, Madeleine Garrigou-Lagrange, À temps et à contretemps, entretiens, Le Centurion, 1981.
(3) Bernard Charbonneau, Le Feu vert, autocritique du mouvement écologique, Karthala, 1980.
(4) Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone, rééd. Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002.
(5) Jacques Ellul, L’Illusion politique, Laffont, 1965.
(6) Bernard Charbonneau, Le Feu vert, Karthala, 1980.
(7) Précurseurs et penseurs que l’on peut retrouver dans l’excellente Bibliothèque verte de Renaud Garcia publiée ici.