Le Monde du 21 mai 2018 nous donne des nouvelles de Clinatec et des progrès de l’homme-machine. Pour la première fois, un tétraplégique équipé d’un implant neuro-électronique pilote un exosquelette "par la pensée".
C’est ce genre de trouvailles qui a valu à Alim-Louis Benabid le Breakthrought Prize 2015, (3 millions de dollars) remis par les patrons transhumanistes de la Silicon Valley.

Un tétraplégique pilote un exosquelette avec son cerveau

A Grenoble, des chercheurs ont implanté une puce dans la tête d’une personne paralysée des quatre membres afin qu’elle commande une armure mécanique par la pensée.

Equipé de 14 moteurs électriques, l’exosquelette roule et déroule des câbles métalliques qui mettent les articulations en mouvement.
Prisonniers de leur tête, les tétraplégiques ont perdu toute prise sur le monde physique. Ils peuvent bien sûr le percevoir, mais sont condamnés à l’immobilité, hormis pour les quelques muscles de leur visage et de leur cou qui réagissent encore.

Pourtant, quand ils s’imaginent marcher, lever un bras ou plier les doigts, comme avant la rupture de leur moelle épinière, les mêmes signaux électriques enflamment leur cortex moteur. « Leur cerveau parle, mais personne n’écoute », remarque le neurochirurgien Alim-Louis Benabid.

Avec le projet BCI (pour Brain Computer Interface), l’équipe du professeur Benabid prend avantage de cette activité cérébrale qui n’arrive pas à quitter l’esprit des tétraplégiques. Les chercheurs ont développé un dispositif la traduisant en commandes pour un exosquelette, une sorte d’enveloppe mécanique dans laquelle la personne handicapée est embarquée. Ainsi, ses bras et ses jambes sortent de la torpeur, son système vasculaire s’active, et elle retrouve enfin un peu de liberté de mouvement. Le système est testé depuis un an avec un tétraplégique et l’équipe soumettra bientôt ses résultats à une revue scientifique.

Un dispositif « bras-jambes » inédit

Le professeur Benabid mène ce projet chez Clinatec, un centre de recherche biomédicale rattaché au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), au CHU de Grenoble-Alpes, à l’Inserm et à l’université Grenoble-Alpes. Là-bas, au cœur du polygone scientifique du chef-lieu de l’Isère, on s’efforce de développer des technologies médicales qui aident les patients par d’autres voies que la médication.

Sur le marché, on trouve déjà des exosquelettes pour les paraplégiques contrôlés par l’inclinaison du buste ou grâce à une manette. D’ailleurs, la distribution du premier appareil du genre en France (ReWalk) vient tout juste de débuter. Toutefois, le projet d’un exosquelette « bras et jambes » dirigé par la pensée est d’une tout autre ampleur.

Contrairement aux casques d’électroencéphalographie utilisés par des chercheurs suisses et américains dans des projets semblables, les implants ne bougent pas et assurent une mesure fidèle de l’activité cérébrale.
Ouvrant les portes de son laboratoire, le professeur Benabid – qui est par ailleurs un pionnier de la stimulation cérébrale profonde, employée notamment contre la maladie de Parkinson – demeure toutefois avare de détails tant que les résultats ne seront pas publiés. S’il refuse notamment de présenter les prouesses du patient aux médias, il peine néanmoins à contenir son enthousiasme. « On a avancé beaucoup plus rapidement que je ne croyais, confie-t-il. Honnêtement, je pensais qu’il nous faudrait des années pour en arriver là. »

L’équipe française n’est pas la première à établir un pont entre le cerveau et l’exosquelette, mais aucun autre groupe de recherche n’avait encore tenté l’expérience avec un implant placé directement au contact de l’encéphale. Ce choix, très invasif, comporte en contrepartie d’importants avantages. Contrairement aux casques d’électroencéphalographie (EEG) utilisés par des chercheurs suisses et américains dans des projets semblables, les implants ne bougent absolument pas et assurent une mesure fidèle de l’activité cérébrale. De plus, le signal n’est pas atténué par le crâne, ce qui améliore la lecture.

Les ingénieurs, mathématiciens, médecins, informaticiens et roboticiens de Clinatec ont développé eux-mêmes un capteur EEG implantable directement sur la dure-mère, l’enveloppe fibreuse du cerveau. D’un diamètre de 5 cm et d’une épaisseur de 12 mm, la puce est insérée dans une ouverture ronde de même diamètre pratiquée dans le crâne. On replace ensuite la peau sur l’implant.

« Algorithme adaptatif »

Après l’opération, aucun câble ne traverse le cuir chevelu : la puce transmet les données qu’elle récolte grâce à une antenne et se recharge en électricité par induction magnétique à travers la peau. Un casque sur la tête du patient assure la connexion et l’alimentation de l’implant. En conservant l’intégrité de la peau, la méthode minimise aussi les risques d’infection pour le patient.

Tenant la puce au creux de sa main, Guillaume Charvet paraît fier du travail accompli. L’ingénieur explique comment l’information recueillie par les soixante-quatre électrodes ultrasensibles est analysée en moins de 350 millisecondes par un ordinateur intégré à l’exosquelette. « Nous utilisons un algorithme adaptatif. Lors d’une phase de calibration, le patient doit effectuer une série de tâches définies. Grâce à l’apprentissage profond, le programme associe l’activité cérébrale à chacun de ses mouvements. Par la suite, l’algorithme peut reconnaître n’importe quel mouvement. »

Au rez-de-chaussée de Clinatec, on retrouve le massif exosquelette. D’un blanc étincelant, ses quatre membres artificiels sont munis de courroies afin de maintenir le passager en place. L’armure de 60 kg supporte son propre poids en plus de celui de l’utilisateur. Les membres supérieurs de l’exosquelette pivotent selon quatre axes, tandis que les membres inférieurs disposent de trois degrés de liberté. La démarche de l’exosquelette, encore claudicante, devrait s’améliorer dans le futur, tout comme son équilibre. Pour l’instant, des câbles au plafond préviennent les chutes.

L’exosquelette est équipé de quatorze moteurs électriques qui roulent et déroulent des câbles métalliques afin de mettre les articulations en mouvement. Ce mécanisme, développé par le CEA, découle d’une expérience de plusieurs décennies dans la robotique, d’abord entreprise pour la manipulation de matériel radioactif. L’exosquelette de Clinatec est l’œuvre du CEA List, un laboratoire qui est consacré aux systèmes numériques intelligents et est basé à Saclay (Essonne).

Une implication cruciale du sujet

Le 21 juin 2017, le professeur Benabid implantait deux puces (une de chaque côté de la tête) chez un premier sujet. Peu de temps après, le tétraplégique faisait ses premiers pas. « Je me sens comme Armstrong la première fois qu’il a mis le pied sur la Lune », aurait-il déclaré. Depuis lors, ce premier cobaye s’entraîne avec zèle afin d’apprivoiser la machine. Il vient cinq jours par mois à la clinique et enfile l’exosquelette pendant deux heures.

Après la séance d’entraînement, il est exténué, explique Stéphane Pezzani, cadre de santé du secteur sujet-patient chez Clinatec. Ce dernier travaille de près avec le sujet et souligne son implication cruciale dans la recherche. « Il voit son rôle comme celui d’un partenaire ; c’est devenu son métier », note-t-il.

En plus de ses visites à Grenoble, le sujet s’entraîne aussi à la maison. Des informaticiens du centre ont conçu un jeu vidéo spécialement pour lui. Grâce à ses pensées, il dirige un avatar dans un environnement virtuel, exactement de la même manière qu’il pilote l’exosquelette à la clinique.

Clinatec dispose actuellement d’une autorisation pour implanter les puces chez cinq sujets afin de montrer que la procédure est sans danger. Jusqu’à maintenant, deux personnes ont subi l’opération. Cependant, l’implantation a connu des problèmes chez un patient, et ses puces ont été retirées. Trois autres tétraplégiques devraient passer sous le bistouri dans les prochains mois.

Dans le futur, l’équipe espère procéder à des tests chez un plus grand nombre de personnes. Toutefois, le professeur Benabid refuse catégoriquement de réduire le temps d’accès à la machine du premier sujet. Quand on redonne un espoir d’indépendance à quelqu’un, on ne le reprend pas, croit-il.