Aujourd’hui le stade, hier la Nef-Chavant, demain la Bastille, et puis
Biopolis, Minatec, les Jeux Olympiques... Connaissez-vous l’avant-projet
d’agglomération concocté par la Métro ?

"La Ville a fait de belles réalisations malgré les polémiques initiales : regardez le multiplexe Nef-Chavant, où il y avait beaucoup plus d’opposants que pour le stade, regardez la place de Verdun et même la Maison de la Culture. Une fois la polémique passée, tout le monde reconnaît que ce sont autant de réussite" ( Le Daubé 14/12/03). Remercions Michel Destot, maire de Grenoble, de nous rafraîchir la mémoire sur les méfaits commis par la municipalité et la Communauté d’Agglomération ces dernières années.

Le multiplexe Nef-Chavant défigure l’entrée de Grenoble, vole aux habitants un espace public, draîne des files d’automobilistes pressés de se gaver de pop corn, a fait fermer un cinéma du centre ville et grimper les prix des places de toutes les salles grenobloises. Une réussite. La place de Verdun, à qui les arbres coupés devaient rendre sa vocation de place publique, est toujours désertée par les Grenoblois, ces ingrats qui refusent de pique-niquer sur un rond-point. Passons sur le budget pharaonique de la Maison de la Culture, sur la valse des projets et des directeurs, sur la politique culturelle de la Ville qui s’apprête à vendre le théâtre Le Rio à Glénat-Glouton, son partenaire dans tant d’opérations de com’, etc.

Bientôt d’autres "belles réalisations" complèteront le tableau. Le grand cirque d’agglomération, imposé par les règles de la Ligue Française de Foot à qui on n’a rien demandé, et surtout pas de décider comment dépenser l’argent public, mais à qui nos élus servent de zélés représentants de commerce. Le Lunaparc de la Bastille, qui fera de cette montagne en ville libre et gratuite pour tous un "produit touristique cohérent avec le site et allant bien au-delà de la simple visite contemplative" ("Grenoble Bastille, projet sur 2003/2005"). En somme on détruit un lieu de pratique autonome du sport pour construire des "espaces" de loisirs formatés marchands et de domestication des individus. Au fait, le spectacle du foot va-t-il "au-delà de la simple visite contemplative"  ?

"Tout le monde" devrait reconnaître dans ces coups de force la morgue et le cynisme d’élus qui souhaitent avant tout qu’on ne s’occupe pas de ce qui nous regarde. Mégaplexe de cinéma, grand stade, Maison de la "Culture", Lunaparc : une vaste entreprise de divertissement. Car dans "divertir" il y a "diversion" : pendant qu’on se vide la tête sur grand écran, qu’on beugle que l’on va gagner, qu’on s’éclate sur luge d’été, on oublie que l’on compte pour rien dans ce monde-là. On ne pense plus aux pics de pollution ni aux changements climatiques qui ont tué 16 % de personnes en plus cet été à Grenoble ( Les Nouvelles de Grenoble , déc 2003), pas plus qu’aux risques mortels du phosgène transféré de Toulouse à Pont-de-Claix après l’explosion d’AZF ou aux millions engloutis par les nécrotechnologies dans la cuvette grenobloise. Surtout on ne fait pas le lien . Car qui fait le lien comprend que les méfaits qui déclenchent régulièrement la polémique sont la partie émergée de l’iceberg qu’est le programme de "développement" de l’agglomération grenobloise.

L’image, c’est bon pour la croissance ; la croissance c’est mauvais pour nous

Ce programme, l’Avant-Projet d’Agglomération préparé en 2002 par la Métro nous en donne un avant-goût. On y apprend que "le sillon alpin connaît une croissance démographique et urbaine importante jusqu’à constituer d’ici à 20 ans une continuité urbaine de Genève à Voiron, voire Valence (...) Cette logique de développement est porteuse de nombreuses potentialités en terme de coopération et de partenariat, notamment à partir de problématiques partagées sur ce territoire émergent (montagne, haute technologie, environnement), dans la mesure où le sillon alpin atteint une masse critique pour exister sur un plan européen." Autrement dit l’urbanisation galopante du Grésivaudan et son cortège de nuisances (pollution automobile, pullulement des lotissements, bétonnage des sols avec les risques d’inondation inhérents, etc) n’est pas une fatalité, mais une volonté politique d’atteindre une "masse critique pour exister au niveau européen"  : comme chacun sait la priorité numéro 1 des habitants de la cuvette. Si l’on peut poser une question : jusqu’où va-t-on pousser cette logique de développement et de croissance ? A quel moment décidera-t-on que ça va bien comme ça ? Quand la température estivale dépassera 43° ? 45° ? Quand le niveau 8 de pollution atmosphérique de la cuvette sera atteint six mois par an ? Ou dix ? Quand les habitants feront 100 km pour aller travailler ? Ou 150 ?

Poursuivant tête baissée son objectif de croissance, l’Avant-Projet préconise d’explorer de nouveaux secteurs "moteurs pour l’économie grenobloise". Par exemple ,"le tourisme et les loisirs urbains en investissant dans les outils d’accueil de salons et congrès et en développant des événements importants avec les acteurs économiques de l’agglomération." D’où le Lunaparc, ses "loisirs urbains" et sa salle de congrès : contrairement à ce que serinent les élus, il ne s’agit pas de "faire monter à la Bastille un plus grand nombre de Grenoblois", mais, d’"exister au niveau européen". Et si vous trouvez qu’un grand stade de foot est démesuré pour l’agglo, c’est que vous ne raisonnez pas à l’échelle européenne, étroits d’esprit comme vous êtes.

Autre piste : "Développer des événements majeurs marquant l’image de l’agglomération. Après l’exposition internationale de la houille blanche de 1925 (avènement de la cité technologique) et les Jeux olympiques de 1968 (la cité emblématique de la modernité), quel événement développer pour donner le signal du nouveau cycle de développement ?" Eh bien, on pourrait organiser les JO en 2014 par exemple, ça serait bon pour l’image. Et bien sûr se payer une équipe de foot dopée aux subventions. Bref, du Carignon sans Carignon.

L’image, voilà le moteur de l’action des élus. Vous croyiez peut-être que la priorité de la Ville était d’améliorer l’accessibilité de la Bastille aux handicapés ? Lisez plutôt les préconisations de l’Avant-Projet : "La mise en valeur volontariste des lieux emblématiques qui font l’image de l’agglomération à l’extérieur . Cette action résolue doit permettre de casser l’image , qui est aussi véhiculée par les habitants eux-mêmes, d’une ville sans attraits urbanistiques. Les espaces sont le site de la Bastille, les espaces publics centraux (y compris les berges de l’Isère et du Drac, les abords paysagers des voies rapides et des entrées de ville)" . Et, histoire d’enfoncer le clou : " Mettre en scène les lieux emblématiques pour les amener au niveau d’une agglomération de statut international : Bastille, berges de l’Isère et du Drac, espaces centraux...et donner une ambition forte aux projets en matière de culture scientifique et technique (cité de l’innovation) afin d’exprimer les lieux d’affichage de la vocation technologique de l’agglomération." On ne saurait être plus clair : la préoccupation des décideurs n’est pas la vie dans la ville, mais sa mise en scène , son image . Et il serait temps que les habitants collaborent, au lieu de véhiculer (les mauvais esprits !) une mauvaise image de Grenoble, c’est-à-dire des décideurs.

Pour ceux qui auraient encore des doutes sur les lendemains que préparent en douce élus et technocrates, voici les légendes d’une carte du Schéma Directeur de la région grenobloise concernant la "Mise en valeur du potentiel exceptionnel d’espaces naturels agricoles et de proximité". Celle-ci distingue : les "pôles d’appui touristique", le "patrimoine remarquable", les "parcs de loisirs", les "espaces naturels à vocation récréative", les "espaces agricoles et de loisir", les "espaces agricoles à fréquentation citadine", les "espaces naturels à vocation écologique", et les "parcs régionaux". Dans ce monde artificiel, hors-sol, il s’agit de ne pas confondre un espace à vocation écologique avec un espace à vocation récréative. Mais soyez sans crainte, une signalisation ad hoc (en bois, pour le "développement durable") vous aidera à vous y retrouver. Bien sûr, cet aménagement du territoire accompagne celui de nos esprits : il faut "renforcer l’identification au territoire", dit l’Avant-Projet d’Agglomération.

On voit qu’en réclamant le "classement" des arbres du parc Paul Mistral ou de la Bastille, les Verts, la Frapna et SOS Parc Paul Mistral veulent seulement changer l’étiquette sur la carte du Schéma Directeur et obéissent à la même logique que ceux qu’ils prétendent combattre. Toute l’étendue de leur opposition consiste à réclamer le déplacement de la nuisance chez les prolos de Saint-Martin-d’Hères, suivant le principe "NIMBY : Not In My Back Yard" (pas dans mon parc).

Foot, fric, flics et pharmacie

A. Pilaud, adjoint aux Sports, nous explique pour justifier le grand stade et le financement public du GF 38 que le foot professionnel est nécessaire "comme modèle pour motiver les plus jeunes à faire du sport" . Quel avisé, ce M. Pilaud : salaires indécents, dopage, transferts (c’est-à-dire vente de chair fraîche) exorbitants, Paris Match , Porsche et villas tropéziennes, c’est ça qu’on veut inculquer aux enfants ? Qu’on ne vienne pas s’étonner alors du manque de respect envers les profs, ces ringards qui croient qu’il y a quelque chose à prendre dans les livres. Qu’on ne vienne pas pleurer sur la violence des mômes qui comprennent qu’ils ne seront jamais champions, c’est-à-dire qu’ils n’auront ni la Rollex en or ni Adriana Karembeu.

Connaissez-vous la "casse du foot" ? Dans le Calcio (le championnat italien), une enquête épidémiologique a relevé 70 morts suspectes sur 400 décès de joueurs entre 1960 et 1996 (abus d’hormones de croissance et d’anabolisants).

A la Juventus de Turin, un "modèle" dans le monde du foot, et qui compte des supporters jusqu’à Grenoble, une enquête judiciaire ouverte en juillet 1998 fait plus parler de l’armoire à pharmacie du club que de sa tactique de jeu. Le procureur adjoint de Turin en charge de l’affaire a entendu des joueurs "modèles", Zidane, Deschamps, Del Pierro, et déclare : "Je confesse que je ne m’attendais pas à découvrir que le football est un monde à la convergence de tant d’intérêts" ( Le Monde 9/12/03). La convergence des intérêts est aussi de la partie au GF 38. Alain Bonnet, arbitre de foot UMP a porté plainte contre le club en novembre dernier : selon lui la société BMB Conseil, agent de joueurs et actionnaire du GF 38, est aussi gestionnaire du club, et aurait touché des commissions de la SEM GF 38 (sur fonds publics, donc) lors de l’achat de joueurs. Aucune enquête n’a pour l’instant confirmé ces accusations, mais voilà qui devrait "motiver les plus jeunes à faire du sport".

Yannick Boulard, maire communiste pro-stade de Fontaine, est aussi un militant de l’éducation par le foot : "Le sport, c’est aussi de l’amitié, de la fraternité, et de l’espoir pour des milliers de gamins", chuinte-t-il ( Le Daubé 20/12/03). Le 17 décembre à Valence, à l’occasion du match Grenoble/Valence, on avait mis le paquet côté amitié et fraternité : 27 agents de sécurité, 42 contrôleurs du club de Valence, 11 contrôleurs à l’entrée, 10 stadiers de Grenoble, une quarantaine de policiers aux abords du stade, plus un policier grenoblois accompagnant les supporters du GF 38. Il faut dire que trois jours plus tôt, la rencontre Grenoble/Seyssinet avait été marquée par "deux expulsions, une litanie de cartons jaunes et des échauffourées après le match" ( Le Daubé 15/12/03). Dès 2001, Michel Muffat-Joly, président du district de foot de l’Isère, tirait la sonnette d’alarme : "La violence se généralise et gangrène tous les secteurs du football" ( Le Daubé 2/07/01). Un modèle pour les jeunes, on vous dit.

En réalité les élus, qui doivent s’occuper de choses sérieuses comme l’image de la ville, trouvent que le foot, c’est assez bon pour le populo. Ça ne les dérange nullement que celui-ci soit vendu à la pub qui colonise le moindre pouce carré de terrain et de cerveau. Amis supporters, si les places au stade sont "accessibles" et font du foot un "sport populaire", c’est parce qu’on ne vend pas des places aux spectateurs, mais des spectateurs (vous donc) aux annonceurs publicitaires. Avez-vous remarqué comme la pub nous donne des ordres ? "Buvez Beurk", "Essayez Pouah", "Roulez en Argh"  ! Vous avez l’habitude qu’on vous cause comme ça, vous ? Ben oui. Et puisque nous sommes conditionnés à ce traitement, pourquoi irions-nous protester pour défendre nos droits, notre environnement, notre santé ? Pendant que l’on est au stade, on ne met pas son nez dans l’Avant-Projet d’Agglo (et tout le reste). Un rêve pour nos décideurs : une seule tête, ronde et vide comme un ballon.

22 décembre 2003

T’as vu ta ville ?