Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?

Baudelaire, Les Fleurs du mal

En 2018, la mairie de Lille piétinait le dernier pépiniériste de la ville en même temps qu’elle se débarrassait de son Palais dédié aux fleurs, le Palais Rameau. Junia, une entreprise de formation d’ingénieurs en « smart farming », en a récupéré l’usage. Elle considère aujourd’hui la Société d’horticulture comme occupant sans droit ni titre, c’est-à-dire des squatteurs, après 140 ans d’activités dans ce palais. Les flics, les huissiers et les déménageurs l’expulsent en ce moment-même. Son président Jean-Jacques Marquis nous en a fait l’histoire – jusqu’à être empêché par les larmes. Nous pourrions nous retenir de toute sentimentalité. Mais on n’est jamais trop délicat avec les fleurs et ceux qui les cultivent. Surtout quand ils sont si maltraités. Le Palais Rameau était un lieu culturel, associatif et public, il devient un laboratoire de recherche au service des groupes agroalimentaires de la région.

La Société d’horticulture refuse toujours les conditions d’occupation imposées par Junia. Le repreneur du Palais Rameau n’a pas même daigné répondre à leur contre-proposition et préfère dialoguer par voie d’huissier. La Société est depuis 140 ans chez elle dans son Palais. Elle organise ses événements, à l’heure et dans les conditions qu’elle souhaite, sans demander aucune autorisation. Quand la mairie a besoin des locaux pour une festivité, l’organisation se fait en bonne intelligence. Désormais, la Société d’horticulture est chez Junia, une entreprise privée, à qui elle devra demander l’autorisation pour bouger le petit doigt. La situation est renversée. Junia a fait main basse sur le Palais Rameau et réclame jusqu’à usurper la signature et le logo de la Société d’horticulture pour ses propres événements. La Société horticole a refusé de signer ces conditions d’occupation et le Tribunal administratif considère la Société comme occupant sans droit ni titre. Ce qui justifie le « concours de la force publique » pour l’expulser, elle et sa bibliothèque de 7 000 ouvrages, dont certains datent du XVI° siècle. Ils vont être stockés en cartons dans un garde-meubles. La situation est ubuesque. Charles Rameau doit se retourner dans sa tombe face à ces méthodes brutales, lui qui fit don de ce Palais à la collectivité, et mit les fleurs au service du bien public.

Le secours des fleurs
L’Humain ne vient pas seulement de l’humus par son étymologie. Sans nature, pas de culture. Charles Rameau fait construire un Palais dédié aux fleurs en 1878 pour accueillir la Société lilloise d’horticulture, elle-même créée cinquante ans plus tôt. La fin XIX° est la grande époque des parcs et jardins urbains, les Buttes Chaumont à Paris en 1864, le Parc de la Citadelle à Lille en 1880. Leurs initiateurs entendent qu’un peu d’espace, d’air frais et de végétation améliorent les conditions de vie et d’habitat meurtrières des ouvriers, et allègent l’abrutissement par la machine. A Lille, Roubaix, et dans les grandes villes industrielles, la moitié des enfants meurent avant l’âge de cinq ans. La Société d’horticulture n’est pas alors l’association un peu vieillotte d’aujourd’hui, logée sous les lambris usés du Palais Rameau. Elle regroupe des centaines de jardiniers amateurs – qu’ils fleurissent leur grand jardin bourgeois ou leur modeste balcon –, des ouvriers agricoles, et plus tard des salariés de la Ville occupés à l’entretien des parcs. Alexandre Desrousseaux, l’auteur de Min P’tit Quinquin, dont la mairie de Lille a magistralement oublié le bicentenaire de sa naissance en 2020, en est un illustre adhérent.

Qui aime les fleurs aime les Hommes, paraît-il. Charles Rameau est un aristocrate vivant chichement, « fondamentalement humaniste », précise l’actuel président de la Société d’horticulture Jean-Jacques Marquis. Il développe la culture des fraisiers chez les ouvriers, plus faciles à cultiver que les pommes. Il installe une chèvrerie le long de la Deûle, puisque les chèvres ne contractent pas la tuberculose, et les éleveurs arpentent les quartiers ouvriers pour fournir du lait tout juste sorti du pis. Rameau fait don de la chèvrerie à la Ville de Lille, devenu l’actuel théâtre de marionnettes, en même temps que le Palais à son nom. Il crée ensuite une société de secours mutuel et une caisse de retraite pour les ouvriers agricoles, dont les revenus, par définition, fluctuent avec les saisons. De même, le marché aux fleurs, organisé chaque début de printemps depuis 1730, permet aux jardiniers et pépiniéristes de se refaire après un hiver sans revenu.
La Société d’horticulture organise depuis 1880 au Palais Rameau des conférences, des expositions, le marché aux fleurs, « même si notre activité est devenue plus intime », concède M. Marquis. Des jardiniers débutants y rencontrent des plus confirmés, et des voyages permettent de retrouver d’autres sociétés horticoles à travers le monde. Elle conserve plus de 7 000 ouvrages savants de botanique et d’horticulture. On y trouve par exemple un livre de 1545 d’un certain Lehonart Fuchs, qui donna son nom au fuchsia, avec planches gravées et mises en aquarelle. Ou celui de Mathias Delobel, imprimé en 1576 à Anvers par l’atelier Plantin, le plus célèbre imprimeur d’Europe à l’époque : 1 300 gravures de fleurs. Usuellement, les conservateurs manipulent ce genre d’ouvrages avec gants blancs et grands soins.

La Société est chez elle au Palais Rameau, conformément au souhait du donateur, même si l’édifice est propriété de la mairie de Lille. Depuis 1880, la Ville avait la « chance » de posséder un tel Palais des fleurs. Aujourd’hui, elle préfère considérer la « charge » que représenterait son entretien. Selon comme on voit la chose, elle peut animer le lieu, ou s’en débarrasser. Décider, c’est choisir. Choisir, c’est renoncer. La Ville a choisi de renoncer à la culture des fleurs et préfère claquer son budget culturel dans des événements marketing insignifiants comme ceux de Lille 3000 et Lille Design.

Dehors tout le monde
La cession du Palais Rameau a été votée par l’ancienne majorité municipale, à l’unanimité des socialistes et des écologistes, et sans concertation avec la Société d’horticulture. Comme le présentait Renart en 2018, la Ville l’a cédé, pour un euro et pour vingt-cinq ans, à trois écoles d’ingénieur de l’Université catholique spécialisées en agroalimentaire et en informatique. Elles sont regroupées dans une entité appelée Junia, et promeuvent le « partenariat » avec des entreprises. Parmi les partenaires des trois écoles, on trouve des groupes agro-industriels régionaux comme les sucriers Tereos et Cristal Union, les transformateurs Roquette, McCain et Cémoi, les grands-distributeurs Carrefour et Auchan, mais aussi le groupe de BTP Ramery. « Notre ADN c’est l’hybridation [1] », précise son directeur Thierry Occre, qui parle de lui comme d’un OGM. Numérique, agroalimentaire, biologie, « C’est à l’intersection des disciplines que l’on trouve les solutions aux défis de demain : nourrir la planète, la transition énergétique et urbaine, la transformation digitale et industrielle, les technologies autour de la santé et du bien-être [2]. » Une profession de foi assez peu rassurante. Malgré les protestations des amateurs de vieilles pierres, dont Stéphane Bern lui-même, Junia vient de démolir la chapelle Saint-Joseph, dessinée par le même architecte que le Palais Rameau, pour installer son campus avec « teaching center » et « career center ». Une fois réhabilité, le Palais deviendra le « vaisseau amiral échelle 1 » de leur « smart farming ». Destruction-création. La course à l’Innovation est implacable.

Le Palais Rameau sera à la fois un laboratoire de recherche et un « démonstrateur des nouvelles techniques en matière d’agronomie (agriculture verticale, aquaponie et hydroponie), de robotique, de numérique et d’environnement (analyse de données, géothermie, efficacité énergétique en réseau), d’agriculture de demain, d’analyse sensorielle, des circuits courts... [3] » Soit une agriculture qui s’acharne à remplacer les humains, et leurs savoirs millénaires, par des machines et des logiciels. L’eau, la température, l’ensoleillement des plantations hors-sol peuvent être gérées machinalement par des capteurs et des ingénieurs en télétravail depuis leur espace de coworking. Déjà, des robots et des drones, parfois téléguidés, parfois « autonomes », savent désherber, polliniser, épandre des pesticides, récolter des mûres et des poivrons.

Deux modèles culturaux s’opposent ici. Le premier propulse une agriculture intensive en technologies, le second cultive une horticulture intensive en humanité. Les ingénieurs ne seront jamais des jardiniers. Ils ne prennent pas soin des fleurs, ils gèrent des données. « Le contact avec le vivant, avec les gens, c’est ce qui fait qu’on est humaniste, philosophe M. Marquis. On n’a pas assez de contact avec la vie, c’est la source de tous les malaises. » Avant de se quitter, il nous lit un poème écrit par son père, Jacques Marquis, jardinier, président de la Société d’horticulture avant lui, et dessinateur en 1948 du Jardin des Plantes. Ces quelques vers écrits à la fin d’une vie consacrée aux fleurs et aux jardins tirent les larmes de son fils :

Ai-je philosophé ? radoté ? été sage ?
J’ai osé l’espérer, jeune malgré mon âge.
Merci de m’avoir lu, Amis, réfléchissez,
Il en est temps encore, sinon tout va ’’claquer’’.

L’époque des « Trente Glorieuses » de Jacques Marquis transformait les jardins en parkings, comme il en a été question un temps pour le Palais Rameau. L’économie actuelle triomphe du vivant par la technologie, avec l’inhumanité dont elle fait preuve aujourd’hui.

Notes
[1] La Voix du nord, 1er novembre 2020.
[2] Idem
[3] Camplus, la plaquette de présentation éditée par Junia, n°1, fév. 2020.

Un article de Renart, à retrouver ici.