Les "réseaux sociaux" et les médias les plus huppés (Le Monde, Radio France, etc.) retentissent des glapissements de la jeunesse dorée à propos des turpitudes d’un de ses maîtres, et du sexisme en vigueur à l’école du pouvoir : #SciencesPorcs. Une ancienne élève nous écrit pour rappeler l’obscénité dont il n’est jamais question : la violence de classe qui y règne, notamment à Sciences Po Paris, tous sexes confondus.

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Je n’avais pas prévu d’écrire sur Sciences Po. Depuis mon diplôme, au début des années 1990, j’ai préféré passer sur mon séjour rue Saint-Guillaume. Mais les mots-clés de l’actualité font remonter la bile. #SciencesPorcs, en effet. Ces jeunes gens outragés me rappellent la violence prise en pleine face à peine arrivée à Paris, tout juste bachelière et fort naïve.

Ça commence le premier jour, dès notre accueil. « Le samedi matin, vous aurez des galops d’essai, alors les provinciaux, ne comptez pas rentrer chez vous. » Rires étouffés. Je regarde mes baskets de lycéenne. Puis, en conférence de méthode, le prof découvre nos noms et demande, mielleux, à un élève : « Vous êtes de la famille… ? » Mais naturellement, de père en fils. Les feuilles d’émargement ici sont plus larges que la moyenne, pour garer les trains de particules. J’ouvre de grands yeux de roturière.
Chaque jour, leurs airs arrogants, leurs cartables en cuir luxueux, leur mépris de dominants. Parfois, je rentre en pleurant dans ma chambre d’étudiante. Je pense, « Ils ont 18 ans, ils se croient déjà premiers ministres ». Au moins l’un d’eux y est parvenu. Désolée, je ne me souviens pas de toi, Édouard.

Peu après la rentrée, je rencontre trois filles qui me ressemblent – provinciales, classe moyenne, entrées sur mention « Très bien » au bac, sans concours et sans la prépa privée où on apprend ce qui ne figure pas dans les manuels. A nous quatre, on se réconforte un peu. Elles abandonnent toutes durant le premier trimestre. Simplement, un lundi matin, il en manque une. Je reste seule à subir les moues, le vilain pli des lèvres, les évitements de regards, les airs entendus.
J’ignore tout des lieux où il faut être, des rendez-vous incontournables, je n’ai pas d’argent pour sortir à Paris. Je prends mes douches en douce au gymnase, au sous-sol de l’école, et le week-end aux bains publics (c’est très bien). Je n’ai pas conscience que tout mon avenir doit se jouer là. Pas seulement ma carrière, mais les réseaux, le carnet d’adresses, le mari. Eux savent. Leurs parents le leur ont appris sans même avoir à le dire, ils sont familiers des rallyes, ils sont « de la famille », ils me regardent sans me voir.
Première soirée de classe. Quartier chic, immeuble itou, moi je suis curieuse de tout. La fille qui m’ouvre est en robe de princesse, elle me retapisse des pieds à la tête. Je n’avais pas le code. Ni la robe en fait. Le salon est immense, ils sont habillés et se comportent comme dans un film, je ne comprends pas, on a le même âge, pourtant ? Je m’occupe des disques pour qu’on m’oublie.

L’année suivante, je rencontre une élève de chez moi, incroyable. Mais elle a fait la prépa parisienne, elle s’y est faite. Quand on est lasses de ces Parisiens supérieurs, on se fait un petit plaisir dans la Péniche, le hall de Sciences Po, on imite l’accent plouc de chez nous. Fou-rire, bol d’air. Puis je finis par trouver dans cet élevage de premiers ministres quelques camarades humains, certains provisoirement rebelles à leur milieu, avec lesquels nous respirons un air plus léger.

Des violencessexistesetsexuelles, selon la nomenclature d’aujourd’hui, je n’en ai pas connu. Notre professeur de droit constitutionnel, Olivier Duhamel, tripotait pourtant son beau-fils. Le silence protecteur de ce Paris tout-puissant autour de lui ne me surprend pas, j’ai vu ces gens se comporter en clan. Tout pour ceux de l’intérieur, rien pour ceux de l’extérieur.
Une fois, un petit con m’a fait une remarque blessante, sexiste à n’en pas douter. Mais j’ai aussi connu rue Saint-Guillaume un vrai gentleman. Ça fait un partout. Sans doute ai-je manqué les soirées chic où les garçons se conduisaient de façon inappropriée, comme disent les néo-Bostoniennes. La violence sociale, de classe, elle, n’était pas genrée. Les filles s’y entendaient aussi bien que les garçons pour me faire sentir comme une anomalie dans leur décor. Je n’ai pas oublié la mine horrifiée de l’une d’elles, à qui j’avais confié mon souhait de retourner dans ma région après mon diplôme. Chez moi, c’était juste bon pour « les sports d’hiver » (le ski, quoi). Cette violence-là, les vigies des violencessexistesetsexuelles de Sciences Po ne la dénoncent pas, parce qu’elle les sert. Elle renforce leur position de classe. Sur ce point-là, Bourdieu n’avait pas tort. #SciencesPorcs, oui, c’est pas mal vu.

La morale de cette histoire,
C’est que les hommes sont des cochons.
La morale de la morale,
C’est que les truies aiment les cochons.

La petite Chartreuse